À trente-trois ans, Krzysztof Garbaczewski est déjà un habitué du festival Boska Komedia. Cette année est sélectionnée son adaptation du roman hallucinatoire de Miroslaw Nahacz « Robert Robur » : une production aussi baroque qu’explosive.
On connaissait Robur le Conquérant, mais rien à voir ici avec le héros de Jules Verne. Nahacz, totalement inconnu en France faute de traduction de ses textes, est devenu culte en Pologne dès la publication de son premier roman, « Huit Quatre », en 2003, alors qu’il n’avait que dix-huit ans. « Les Aventures extraordinaires de Robert Robur » est son roman posthume, inachevé au moment de son suicide, en 2007. On y sent l’influence de la « fiction paranoïaque » de Burroughs, mais aussi de la littérature d’anticipation qui interroge le réel dans le sillon de Philip K. Dick et de ses émules cinématographiques : Nahacz comme Garbaczewski font partie de la « génération Matrix », et la pièce multiplie les clins d’œil aux tropes de la pop culture de ces vingt dernières années, sur fond d’enquête policière à la « Blade Runner ».
Dans cette dystopie cyberpunk, la société médiatique a redéfini l’environnement et les interactions entre les individus. La scénographie techno-crade d’Aleksandra Wasilkowska pose une ambiance un peu glauque où tout est synthétique, entre métal, plastique et musique électronique saturant l’espace sonore. On est directement plongé dans la dictature de l’image, puisque presque toutes les séquences sont filmées et projetées sur un écran en forme d’œil titanesque. Garbaczewski, ancien assistant de Lupa, crée pourtant des spectacles diamétralement opposés, avec une débauche d’effets visuels et de couleurs vives, qui tiennent autant de l’installation que du théâtre. Comme Warlikowski avec le plexiglas, son tic à lui, c’est la représentation en sculptures de parties du corps : dans son « Hamlet » de 2015, un cœur géant ; ici deux doigts tendus vers le ciel, symbolisant aussi bien la main de Dieu que celle du spectateur rivé à la télécommande. Le jeune metteur en scène polonais aime les décors monumentaux, comme il le confirme dans son occupation de l’espace du théâtre Laznia Nowa, haut lieu postindustriel de Cracovie, dans lequel il joue avec les hors-champs et déborde du plateau.
À l’antithèse d’un théâtre engagé ou militant, Garbaczewski se concentre sur l’ontologique, sur une initiation sous forme de quête identitaire et désabusée. Quand il cite Céline, c’est pour affirmer que « l’amour, c’est l’infini mis à la portée des caniches ». Le fil rouge de la narration, la série « Fury and Scream », est sans doute une allusion au chef-d’œuvre de Faulkner, avec lequel « Robert Robur » partage une complexité narrative et une multiplicité de voix qui brouillent les identifications sexuées (ainsi, Robert s’exprime par le biais d’une voix off féminine). Le héros Robert Robur peut être perçu comme une représentation de l’écrivain, avec pour accessoire un clavier d’ordinateur rivé à la ceinture, seul capable de percer à jour le réel. Face à lui, Matheo DeZi, sorte de grand ordonnateur des médias, patron orwellien d’une Compagnie d’électricité toute-puissante…
Pendant trois heures et demie, Garbaczewski offre un spectacle exubérant, foisonnant de trouvailles visuelles et sonores, usant le symbolisme jusqu’à l’excès. Car plutôt que de faire totalement entrer le spectateur dans sa matière réflexive, il le laisse à sa place de voyeur davantage fasciné par l’agitation sur le plateau que par le propos qui y est déroulé. En dépit de cette réserve, on reconnaîtra à Garbaczewski le talent (rare) de parvenir à imposer sa vision, de créer une atmosphère dérangée et humoristique servie par des expérimentations radicales, des comédiens impeccables et surtout une grande intelligence de la scène.