Romeo, fuocoso ma non troppo

Il primo omicidio

© Bernd Uhlig / Opéra national de Paris

De l’oratorio vénitien longtemps oublié d’Alessandro Scarlatti, Romeo Castellucci et René Jacobs livrent à l’Opéra Garnier, pour la première fois depuis 1710, une re-création singulière.

On ne sait pas grand-chose de ce « Primo Omicidio », sinon qu’il a dû être représenté en 1707 à l’occasion du carnaval de Venise et repris trois ans plus tard à Rome. La partition, préservée par un riche collectionneur anglais du XVIIIe siècle, nous est parvenue sans le nom du librettiste. S’agirait-il du cardinal Ottoboni ? Anticipant la vision romantique de Milton et Byron, le texte profond, original, convoque Abel, Caïn, leurs illustres parents, le Diable et le bon Dieu dans une méditation très actuelle sur la question du Mal. Romeo Castellucci aborde l’œuvre dans sa complexité, entraînant ainsi le spectateur dans les singularités du livret.

Durant la première partie, Castellucci reprend de « La Tragedia Endogonidia » son ballet spectaculaire et prodigieux de panneaux de couleurs phosphorescentes tombant des cintres. Mais cette fois-ci, ce n’est plus avec l’accompagnement fulgurant et tapageur de son compositeur Scott Gibbons. Malgré la présence de machines à vent, la musique de Scarlatti, ornement brillant et sophistiqué, euphémise, par un décalage étrange, ce ciel divin courroucé surplombant le monde à son aube. « Pourquoi murmure le ruisseau ? / Pourquoi s’agite le feuillage ? » : par une forme de désignation métonymique très concrète, deux panneaux bleu et vert, l’un avec l’inscription « Blu », l’autre avec la mention « Verde », descendent souligner l’ébahissement inquiet et tourmenté de Caïn devant les beautés de la Création. On pressent que le rouge du sang dominera ensuite… Un artefact comparable avec des canons à fumée représente le sacrifice d’Abel et l’offrande refusée de Caïn. Mais cette fois-ci, c’est Dieu en personne qui vient truquer la mise en scène.

Initialement, Castellucci voulait, dans une lecture très littérale, réunir sur la scène deux véritables fratricides. Impossible de les faire sortir de prison. Le metteur en scène change alors son projet et fait venir des enfants représentant tous les protagonistes du crime. Reléguant ses chanteurs dans la fosse d’orchestre, Castellucci plonge le spectateur dans un paysage désolé des premiers âges magnifiquement éclairé, où la tension dramatique et la dimension poétique se renforcent. Voir ce petit enfant Caïn parcourir le plateau avec l’énergie folle et insouciante de son âge émeut. On peut cependant être agacé par ce choix de faire singer les chanteurs par les petits acteurs. Sans doute s’agit-il de ressusciter la gestuelle et les postures mélodramatiques du XVIIIe siècle. Mais la rupture burlesque ainsi créée manque de séduction et va… cahin-caha.

« Que je meure tout en vivant, que je vive tout en mourant, cela ne change rien à mon destin. J’aspire à la fois à la mort et à la vie. Je ne sais dire ce que je préfère. » En faisant endosser par des enfants la faute originelle et le crime de sang, face à un Dieu coupable et intransigeant, Romeo Castellucci nous rappelle la cruauté de notre condition humaine, à défaut de pouvoir nous la montrer totalement innocente.