© Magali Dougados

Avec « Entre chien et loup », d’après « Dogville » de Lars Von Trier, Christiane Jatahy cherche à conjurer le fascisme qui continue son oeuvre de destruction depuis l’élection de Jair Bolsonaro au Brésil. En vain : trajet d’une artiste qui s’est perdue en chemin.

Comment oublier le souffle explosif de « Julia », adaptation de Mademoiselle Julie qui avait révélé Christiane Jatahy en France, il y a bientôt dix ans ? Puis en 2014, le splendide « What if they went to Moscow », d’après « Les Trois soeurs » ? En deux spectacles, la metteuse en scène brésilienne est devenue un incontournable du théâtre en France, à juste titre. Artiste sur le fil s’il en est — mêlant théâtre et cinéma, épopée et témoignage — elle a amorcé, après un passage à la Comédie-Française en 2017, un virage artistique avec le diptyque « Notre Odyssée » : la fiction s’y est étiolée au profit du réel, le cinéma a peu à peu pris le dessus, et les spectacles sont devenus plus clivants, parfois rejetés. Son deuxième volet, « Le Présent qui déborde », présenté au dernier festival d’Avignon, incarne bien cette mutation : les acteurs se sont réfugiés dans la salle, et l’action se déroule sur un écran… Le plateau est devenu le grand absent. Pas besoin de regarder très loin pour l’expliquer : fin 2018, les élections au Brésil ont placé Jair Bolsonaro au pouvoir. Le fascisme n’est plus à nos portes, il règne : alors la fiction est devenue moins pertinente, il n’y a plus le temps de faire des préciosités théâtrales.

En revenant au festival, deux ans après « Notre Odyssée », difficile de savoir à quoi s’attendre : Jatahy renouerait-elle avec la fiction, en adaptant « Dogville » de Lars Von Trier ? Si l’oeuvre du réalisateur danois est une étude minutieuse de la cruauté, celle de Jatahy est beaucoup plus directe : Grace, poursuivie par des gangsters à la Scorsese, devient Graça, une exilée dont l’accent brésilien ne cache pas vraiment les raisons de son départ. Idem pour l’étrange communauté de Dogville, qui se paie une certaine complicité avec le public. Bref, l’imaginaire du film est destitué : dans « Entre chien et loup », le spectateur est plus ou moins un habitant de Dogville (entendre l’Occident) et Graça est l’image de l’autre, du démuni qu’on recueillera ou non. 

En effet, l’intention de Jatahy est palimpsestique : comment réécrire « Dogville » ? Et plus précisément : comment échapper au déterminisme du film, au drame de la cruauté ? C’est un palimpseste didactique, la metteuse en scène ne le cache pas : d’ailleurs, elle ne s’embarrasse pas des descriptions esthétiques de la voix off ou du dispositif mémorable du film (un vaste plateau noir où les personnages évoluent au coeur d’une bourgade tracée à la craie). Ici, les frontières entre les espaces s’effacent derrière la recherche philosophique de Tom, un écrivain de pacotille (Matthieu Sampeur dans la pièce, que Jatahy fait fusionner avec la voix off du film). Recherche fondamentale pour les temps actuels : est-ce possible d’accepter autrui sans contrepartie ? D’agir envers plus faible que soi, sans intérêts personnels ? 

De fait, si l’expérience intellectuelle d’« Entre chien et loup » échoue, puisqu’elle est condamnée à suivre le scénario du film, elle veut être une « illustration » de ce qu’il ne faut pas faire, pour reprendre les mots de Tom. Autrement dit, Jatahy moralise le film : à présent que les acteurs ont rejoué le scénario (qui est le mauvais exemple), peut-être que le spectateur aura la liberté d’en éviter le dénouement. À celui qui ne l’a pas compris, la brésilienne livre un épilogue inédit dans la bouche de Julia Bernat, l’actrice formidable de « Julia » et « What if… » : il n’est plus temps de craindre le fascisme, il faut le conjurer. 

Mais au fond, ce que préservait « Le Présent qui déborde », « Entre chien et loup » l’étiole par excès de fatigue. Entre autres, la vidéo est devenue une simple réalité augmentée qui surimprime surtout le plateau des éléments du film plus compliqués à exploiter sur la scène (l’enfant, la voiture de Ben), tandis que l’absence de quatrième mur permet aux acteurs de rappeler constamment le projet didactique du spectacle. Il y a deux ans, le plateau s’était écartelé entre salle et l’écran, deux espaces marginaux avaient soudainement occupé la dramaturgie, et le vide entre les deux était renversant. Aujourd’hui, les deux espaces sont devenus complaisants, pratiques. Oui, à force de sorties de fiction, Jatahy s’est perdue en chemin : comme si elle était devenue aquoiboniste, trop épuisée pour ressusciter le plateau de théâtre qu’elle avait abandonné il y a deux ans, ou continuer d’exploiter l’écran de cinéma d’où elle l’avait excavé… La dramaturgie elle-même a perdu confiance en elle, elle rend les armes, abandonne. Finalement, peut-être que le fascisme commence par congédier le génie des artistes.