© Simon Gosselin

Nous avions quitté Julie Duclos dans le théâtre le moins clinique et le moins réaliste qui soit : celui de Maeterlinck. Nous la retrouvons avec une pièce apparemment plus contemporaine, mais en fait bien plus vieille que celle du symboliste belge. 

Kliniken” s’inscrit dans la mouvance dramaturgique, vivace dans les années 1990, des fresques kaléidoscopiques cherchant à saisir sociologiquement et fictionnellement un milieu de vie inexploré. Ici un asile psychiatrique peuplé une douzaine d’individus, où les poncifs du drame d’enfermement ne nous sont pas épargnés (la soif d’ailleurs et les rêves d’Amérique, les secrets révélés tour à tour, la toxicité croissante des rapports, l’orage qui vient et la mort qui rôde…). Le drame du lieu devient aujourd’hui un sous-genre à part entière d’un certain théâtre réaliste (celui de Caroline Guiela Nguyen, d’Alexander Zeldin…) où les acteurs parlent une langue qui leur est chère et apparaissent davantage comme des présences que comme des personnages. Voilà pourquoi la pièce de Norén ne pouvait par fournir une matière suffisamment vitalisante pour faire exister elle aussi un milieu de vie. Alors que certaines âmes pourraient rester opaques, alors que certains corps pourraient écorcher le dialogue, tous les personnages jouent ici le jeu très structurel du dramaturge suédois, en venant exposer leur psyché dans des paroles explicatives, toujours instructives sur la réalité sociale et géopolitique qui les entoure à l’époque. Illusoirement polyphonique, la pièce concourt à l’exposition d’un paradoxe univoque et très attendu : la pathologie est moins du côté de l’asile que de cette « société qui mange sa propre merde », ce « monde de morts » vivants qui déballe toutes ses dérives catastrophiques (guerres, racisme, homophobie, inceste, maltraitance animale…). 

L’appétence de Julie Duclos pour ce texte, elle qui affectionne des objets capables de narguer la temporalité et l’optique théâtrale (Zumstein, Eustache…), nous a alors échappé. Reconnaissons  l’indéniable sens du plateau et des rapports entre les corps que prouve encore une fois la metteure en scène. Seule l’habitation physique et scénographique de cet asile insuffle une vitalité à ce vieux drame social. Surtout quand des acteur-rice-s muet-te-s en avant-scène imposent leur mystère à l’image, et inquiètent l’extrême clarté des paroles par la sous-exposition de leur malheur intérieur. Dommage que cette copieuse distribution soit très inégale et que le texte déjà ciblé de Norén soit parfois servi par des masculinités sans nuance et des fragilités poussives. Dommage surtout que la mise en scène ne s’engouffre pas dans cette confrontation entre théâtre et asile, autant analogique que dialectique, qu’elle se contente d’ébaucher (lorsque les images filmées font apparaître les coulisses noires du théâtre, qui ramènent de l’infini parmi ces hauts murs blancs aseptisés). Très ostermeierienne, avec ses projections sur décor aussi réalistes que mentales, avec son cosmos extérieur qui cherche à métaphoriser les âmes. Très marthalerienne aussi (le scénographe amateur Mathieu Sampeur semble très inspiré par Anna Viebrock), avec sa télévision invisible qui renvoie l’image d’un monde où les corps sont grossièrement chorégraphiés et privés de leurs entrailles insondables (dans cette séquence donnée à l’entrée du public qui s’avère être la plus forte du spectacle), la mise en scène de Duclos peine à faire apparaître une vraie singularité esthétique et dramaturgique. Cruelle ironie que cette pièce sur l’automne de l’existence se ramasse comme une feuille morte.