Il était une fois l’homme

Neandertal

@ Christophe Raynaud de Lage

Le séquençage de l’ADN des premiers hommes – sapiens sapiens comme néandertaliens – est en quelque sorte l’enquête généalogique de l’humanité entière. Il y a une vingtaine d’années, celle-ci a connu une petite révolution avec, en particulier, les travaux du biologiste suédois Svante Pääbo, futur prix Nobel de médecine et physiologie en 2022. Mais tout autant que le résultat de ses recherches, c’est la biographie de ce chercheur – et de ses pairs – qui a servi de matériau dramaturgique à « Neandertal », comme une déclinaison de la féconde et classique dialectique de l’individu vs l’espèce.

Geselson délaisse, partiellement du moins, le minimalisme intimiste de ses créations antérieures au profit d’une forme qui creuse le sillon des fresques mouawadiennes : entrelacement baroque des fils narratifs, allers-retours entre l’ici et l’ailleurs, drames domestiques et familiaux tour à tour larvés et explosifs, et omniprésence de la guerre, aussi historicisée que fantasmée (ici, au Liban se substituent le conflit israélo-palestinien et la guerre en ex-Yougoslavie). Ce travail d’hybridation biographique fictionnalisée et de mise en parallèle d’un réel politique documentarisé – ponctué, par exemple, d’images d’archives de l’assassinat de Yitzhak Rabin – gagne en ambition scénique ce qu’il perd en lisibilité. On peut comprendre que David Geselson, emporté par l’histoire intime de ses personnages et pris dans un geste universalisant, ait préféré multiplier les perspectives et se soit dégagé de la seule ligne de fuite israélo-palestinienne, mais le projet aurait sans doute gagné à y être resserré.

Plusieurs scènes martèlent que le premier risque des recherches en génétique est celui de la contamination par l’ADN du laborantin : mais les corps de « Neandertal » sont saisis par des forces plus vitales que la rigueur protocolaire des dispositifs scientifiques, et les masques ne restent pas en place. Le théâtre de Geselson, théâtre de l’acteur et du sensible, a l’intelligence de poser, en regard, la contamination du passé par le présent – qui rappelle que la science et l’histoire sont, par nature, innervées de politique – avec la porosité entre le réel et l’espace de la représentation, invoquée avant même le début de cette dernière en donnant à chaque spectateur, mano à mano, un fragment de météorite d’où provient toute vie terrestre.

Enveloppé d’une nappe de violoncelle joué sur scène, alternant l’intérieur et l’extérieur de l’écrin de plexiglas du laboratoire, incarné par des comédiens exceptionnels, « Neandertal » propose un geste théâtral d’une grande douceur, malgré la violence à la fois intime et géopolitique qu’il déploie. Une séquence conférencière introductive, efficacement pédagogique, évoque les quatre lettres de l’ADN (A, T, C, G), dont on voit, par effet de symétrie, se définir l’étrange jeu de permutations très talmudique – le Tserouf de la Kabbale – au travers des quatre protagonistes de l’intrigue (copies recomposées de Pääbo et consorts). Un trio amoureux est comme un écho à la ruse fusionnalisante de l’histoire humaine, qui rappelle que, il y a 50 000 ou 60 000 ans, Neandertal a rencontré Homo sapiens, et que de ce dernier nous portons encore quelques gènes. La biologie comme le théâtre suggèrent que nous sommes de l’étoffe dont sont faits les corps.