Encatation de la cie Cirque Ici ! - Johann Le Guillerm © Catherine Mary Houdin

Encatation de la cie Cirque Ici ! – Johann Le Guillerm © Catherine Mary Houdin

Créé au Channel à Calais juste avant la crise sanitaire, “Encatation”, un spectacle conçu par Johann Le Guillerm et décliné côté culinaire par le chef étoilé Alexandre Gauthier, est repris dans les mêmes murs ces jours-ci et jusqu’au 12 février. Mise en scène de la gastronomie ou gastronomisation d’un concept de spectacle, on ne sait trop, sinon que l’expérience est délicieuse et déroutante, à l’image de toutes les propositions du génial touche-à-tout du cirque contemporain.

Ce n’est pas exactement à un spectacle que les soixante-dix convives s’attablent sur la scène du Channel. Non plus qu’ils ne s’apprêtent à traverser un repas. “Encatation” tient des deux, mais il est supérieur à la somme de ses parties. Pas de comédiens ni de circassiens, pas de rôles ni de figures, et pourtant des serveurs et serveuses sont en scène, et le ballet réglé auquel ils se livrent est scruté avec une attention soutenue par le public. Pas de narration, mais un protocole savamment écrit et maintes fois répété, et une scénographie surprenante, qui reprend les plis et les formes sinueuses des “Architextures” de Johann Le Guillerm. Passé le corridor où ils sont accueillis par quatre, les spectateurs et spectatrices se retrouvent perchés sur des tabourets, délibérément placés à côté de personnes qui leur sont inconnues, positionnés sur le pourtour de l’espace scénique qui s’offre tout entier à leur regard. Des hauts-parleurs disséminés alentour diffusent alternativement quelques rares notes de musique, des bruits isolés d’aliments ou d’ustensiles de cuisine, et bientôt la voix chuchotante de Johann Le Guillerm qui guide ses invités au travers de cette « expérimentation » – on ne parle pas ici de repas – avec un humour pince-sans-rire qui ne surprendra pas qui a eu la chance d’assister à la conférence-spectacle “Le Pas Grand Chose”.

Car il s’agit ici du prolongement du programme rhizomatique de recherches que Johann Le Guillerm a nommé “Attraction” : on retrouve en la poursuite dans un domaine nouveau d’une expérimentation qui chercher toujours à surprendre les certitudes, à privilégier le minimalisme dans lequel se cache le Tout, à proposer au regard d’un public disposé en cercle ce qu’il appelle une pratique minoritaire – ici, une façon différente d’aborder la nourriture. Au fur et à mesure que les plats se succèdent, dont les noms sont faits de mots-valises amusants ou poétiques, on réalise qu’on est exactement en train de suivre le programme annoncé en début d’expérimentation : prendre la mesure de la « valeur immatérielle » de la nourriture proposée, lier les textures, les saveurs et les odeurs aux « esthétismes ». Après “L’Habille” de bienvenue, le premier plat, la “Tracapois, sous-titrée « souvenir des chasseurs cueilleurs », donne le ton : trois « chiches de pois » crus dans un jus de betterave, servis sur une feuille et que le sapiens doit embrocher à l’aide d’une pique de brochette en acier. Clin d’oeil plein d’humour, mise en abîme, invitation à jouer avec la nourriture sous le regard des autres, découverte progressive du fait qu’on est en train de laisser sur son papier une trace parfaitement unique – qui sera d’ailleurs précieusement conservée pour être solennellement remise à la fin du repas –, tout est déjà là : la démonstration géniale de ce que la nourriture n’est pas que nourriture, et qu’elle peut nous-mêmes nous mettre en jeu et nous révéler. C’est, avec subtilité, faire émerger la part d’art que peut receler la gastronomie : la possibilité d’inclure tout un univers mental de représentations et de projections dans un plat, au-delà de ses propriétés physiques et organoleptiques. En bref : révéler qu’un plat peut aussi receler des propriétés poétiques.

A mesure de l’avancée du repas, quelques mets plus consistants mais certainement pas moins bons ni inventifs – tel ce magnifique filet de cabillO+ cuit à basse température, son jus de betteraves et son bouillon de hareng fumé – viennent s’assurer que la digestion de l’estomac sera sollicitée à sa juste mesure. Johann Le Guillerm distille en voix off les calembours et les injonctions à se jouer des codes – « Faites ce qui ne se fait pas ! » exhorte-t-il malicieusement – tandis que quelques machines échappées de “Terces” mettent les assiettes en mouvement. Pour mieux faire l’expérience totale de la nourriture par les cinq sens, le public est invité à manger avec les doigts. C’est bon, c’est intelligent, c’est plein d’humour et d’esprit, cela joue à plein sur les attentes du public comme sur ses conditionnements : il y a tout ce qu’il faut pour stimuler la digestion du cerveau.

Au sortir d’”Encatation, on se retourne pour embrasser une dernière fois du regard ce dispositif au dessin raffiné, cet espace central de la cuisine finalement ouvert au public pour déguster le dernier plat et donner libre cours à l’envie de dire ce qui vient d’être traversé, et on ne peut qu’être d’accord : ce n’est pas un repas qu’on a fait là, parce que jamais on ne s’était retrouvé face à sa propre nourriture dans un tel état d’attention, jamais on n’y avait aussi clairement distingué ce qu’elle recelait d’immatériel avec autant d’acuité, en même temps qu’on n’avait pas, et depuis longtemps, pris autant son temps pour en explorer toute la palette sensitive. Une expérimentation dont on peut gager qu’elle marquera durablement les mémoires des convives.