© Jean-Louis Fernandez

Après l’adaptation des « Frères Karamazov », plus contenue et plus lisible que ses précédentes formes, Sylvain Creuzevault retrouve avec « Esthétique de la résistance » les joies du spectacle monstre, celui que l’Histoire vient déborder et que l’inconstructible résistance communiste vient magnétiser. 

« Esthétique de la résistance » constitue d’abord un espace offert à la polyphonie ouvrière, à la complexité et à la multiplicité des voix européennes qui, alors que le nazisme monte en Allemagne, ont fait percer l’hypothèse communiste. Nulle complaisance ni posture édifiante dans cette résurrection scénique des oublié.e.s, mais une opération  bel et bien théâtrale. Dans les nombreuses scènes de discussions idéologiques qui dominent le spectacle, où les paroles fusionnent rarement vers un idéal commun mais convergent toujours dans une dynamique brûlante d’expression et de politisation, Creuzevault parvient effectivement à traduire scéniquement ce que le roman de Peter Weiss dit de la résistance comme découverte du sens face au chaos, comme formalisation inquiète de l’illogique par le langage. Et la promotion 47 du Théâtre National de Strasbourg – rejointe par quelques comédien.ne.s du Singe – est si bien imprégnée par la matière inabordable qu’elle a travaillée que toutes les scènes-structures agencées par Creuzevault – la « structure » est un protocole de la compagnie du Singe consistant à faire surgir du vivant dans la discussion en mêlant cadrage et improvisation – que la bande fait sienne cette poétique et politique verbale de la résistance. 

Si les trois parties, fidèles à la structure du roman, permettent de régénérer la théâtralité – fresque quasi naturaliste, embardée cabaretesque et expressionniste sur les traces d’une carriole courageuse, lande métaphysique où la mort du sens pointe son spectre – la dramaturgie interne des situations est quant à elle un peu plus redondante. Une sorte de dialectique appliquée – thèse, conflit, issue brumeuse – y est souvent trop palpable et enserre l’ensemble dans un paradigme coûte que coûte brechtien qui, s’il est de circonstance, tend plus vers la discursivité et la démonstrativité que vers l’irruption du dissensus et vers la fête du contrepoint. Les « trous dans la frise », les « plâtres qui ne veulent rien dire », la force régénérante des  « œuvres folles », que la première partie promettait en sourdine, se trouvent alors parfois refermés. L’œuvre dans sa durée (cinq heures) devient davantage le tracé linéaire (et momentanément anachronique) – tracé complexe et fouillé, Creuzevault oblige – d’une difficile constitution du parti ouvrier qu’un acte de résistance esthétique. Serait-ce la présence irrégulière des propos ou des scène d’art, armant la première partie puis saupoudrant les autres, qui fait perdre au spectacle peu à peu sa fantaisie en lutte – celle que proclamait l’irrésistible prologue présentant en fanfare le narrateur ? Complexe à trancher, d’autant que l’art accompagne le parcours du jeune narrateur de Weiss, mais ne constitue pas pour autant l’horizon unique du roman. Si l’on considère toutefois, comme le fait Julien Vella – dramaturge du spectacle – l’esthétique comme un renouvellement des facultés d’expression, sans doute tâte-t-on davantage le talon de cette – redisons le – formidable entreprise : celle de pas faire jouer suffisamment ensemble le réalisme et ses ennemis (la reconstitution brechtienne de “Mère Courage”, encore petite en grotesque et en corps le soir de la première, l’atteste par exemple), dialectique esthétique à laquelle les précédents Creuzevault accédaient pourtant. Celle de contenir la résistance dans la parole mais pas assez dans le langage du théâtre, alors même qu’il est par essence un art de l’irrésistible image mouvement.