La jeune compagnie La Quotidienne, après son duo « Vol d’ange », choisit ici le mythe de Narcisse pour travailler autour de son outil de prédilection : les sangles. Il est étonnant de voir comme le simple entrelacement de matière textile peut donner naissance, lorsque le corps s’y confronte, à une telle poésie.
Jérôme Galan nous accueille sur la petite piste du chapiteau dressé au milieu de l’immense esplanade des Terres Neuves que cernent des barres d’immeubles telles que seule une époque comme la nôtre peut en inventer. Il s’élance, en solitaire, sur les sangles tendues entre les mâts qui supportent la tente. Il concentre sur lui tous les regards et la lumière, mais sa voix intérieure, qui résonne parmi les spectateurs, trahit les peurs, les angoisses, les oublis et les rêves de l’artiste en représentation. Tout le monde regarde Narcisse et Narcisse ne regarde que lui, qu’en lui. Jérôme Galan joue avec le spectaculaire propre au cirque : il nous convie à le rejoindre dans son univers ; mais au lieu de nous repousser, comme Narcisse le fit pour la nymphe Écho, il nous exhorte avec douceur et poésie à nous pencher nous aussi sur l’onde dans lequel il se mire et se voit ange. Alors que Narcisse sondait les profondeurs infinies du lac, tentant désespérément d’y saisir son image, l’artiste circassien prend son essor, à l’instar d’Icare, et fuit son image. À moins qu’il n’ait décidé de traverser le miroir et que cet envol soit en réalité une chute profonde et bouleversante dans un monde inversé. L’Icare de Matisse, selon qu’on le tourne et retourne, prend son envol ou s’enfonce dans l’abîme, nage ou se noie. Ainsi Jérôme Galan, en s’élevant par rebonds et saccades vers l’oculus du chapiteau où brûlent les feux du théâtre, nous rappelle que la mort est apothéose ou descente aux Enfers selon qu’on soit puissant ou misérable.
Dans un jeu spéculaire tout à fait fascinant, le travail de Jérôme Galant devient le reflet de nos propres émotions et nous invite à une catharsis poétique. Nous sommes tous des Narcisse au bord du gouffre. Ou au bord du ciel.