Anne Monfort : le théâtre “entre” (les gens, la politique, la littérature, la vie)

(c) Philippe Laurencca

Anne Monfort est metteuse en scène et directrice de la compagnie day-for-night, fondée en 2000. Depuis plusieurs années, elle se consacre notamment à la mise en scène d’auteurs contemporains, qu’il s’agisse de romanciers (Mathieu Riboulet, Lydie Salvayre…), de dramaturges ( Magali Mougel, Thibaut Fayner…) ou d’historiens. Le confinement, et l’arrêt forcé de la machine théâtrale qu’il suppose, est un moment propice pour revenir sur ses derniers spectacles qui n’ont cessé d’interroger le politique.

Dans l’une de vos récentes créations, « Désobéir – le monde était dans cet ordre-là quand nous l’avons trouvé » (2018), vous adaptez un récit de Mathieu Riboulet, « Entre les deux il n’y a rien », au titre provocateur, qui fait référence à l’engagement politique. Reprenez-vous à votre compte cette phrase dans votre travail artistique, l’idée qu’une forme d’engagement doit être portée sur la scène théâtrale ? Y aurait-il aujourd’hui encore une « mission politique » au théâtre, et donc une radicalité à explorer ?
Le paradoxe de cette phrase, et qu’on retrouve tout au long du récit de Mathieu, est que précisément c’est avant tout une question qu’il nous lance et qui vient un peu nous secouer plutôt qu’une affirmation catégorique. Moi, je n’ai pas de réponse radicale, je serai plutôt du côté post-brechtien, à poser des questions sans asséner de vérité, car au fond je n’en sais pas plus que le spectateur. On dit toujours « qu’entre les deux » ce n’est pas bien, que c’est l’espace de l’indécision politique, mais je pense au contraire à Hannah Arendt qui dit que « l’entre-deux », c’est l’espace entre les gens, c’est créer du lien. Et Riboulet, tout en condamnant radicalement les dérives fascisantes et la malhonnêteté intellectuelle des gouvernants, papauté incluse, ne dit pas autre chose dans son livre. Il y a cette phrase que j’aime beaucoup : « Ce que nous voulons, c’est un peu de politique entre – entre les gens, entre les corps, entre la ville et ceux qui la peuplent, entre la ville et les champs, (…) entre les hommes et les femmes, entre les adultes et les enfants, entre nos désirs les plus inquiétants et nos envies les plus joyeuses, de la politique pour vivre ensemble. » Alors une radicalité oui, mais qui ne serait pas du côté du dogme mais plutôt de la recherche et de l’invention. C’est tout sauf le « en même temps » de Macron !

Donc un « entre les deux » qui serait un espace de réflexion, d’élaboration collective, qui permettrait de donner des outils pour choisir ? Une sorte de théâtre « élitaire pour tous » à la Vitez ?
Exactement.

Pour vous cet « entre » c’est l’espace du théâtre ? Entre les acteurs et leur public ?
Oui. Les sujets politiques explorés à partir des auteurs que je choisis s’inscrivent toujours dans un dispositif théâtral précis, qui laisserait au spectateur la liberté de rentrer et sortir de ce qui se déroule sur scène. Je ne cherche pas à délivrer de message mais à poser les questions, c’est mon côté allemand…. Par exemple, dans “La Méduse démocratique”(2018) où nous confrontons les écrits de Robespierre avec ceux de l’historienne Sophie Wahnich, le dispositif est très simple (les spectateurs sont assis autour d’une table de banquet avec Robespierre, interprété par Damien Houssier). Nous avons réfléchi à la manière dont le public devait être à la fois intégré sans être pris en otage, pour recevoir la parole de Robespierre tout en ayant la possibilité de la prendre avec distance. Cela passe aussi par une forme d’humour, qui permet souvent d’« alléger » des sujets ou des textes qui peuvent apparaître très denses au premier abord ! Quand je réfléchis à mes créations, je pense beaucoup aussi à la manière dont le spectateur peut être dans un état de contemplation. Je ne cherche pas à le forcer à s’accrocher à la fable. Dans “Morgane Poulette”(2019), qui est peut-être moins directement politique mais qui, via le rock londonien et sa dimension subversive, parle des violences policières dont la classe ouvrière britannique a été victime, je me suis beaucoup inspirée de la peinture préraphaélite en créant un dispositif scénographique très organique, avec de l’eau. C’est une manière aussi de penser que l’expérience théâtrale est tout autant pour l’intellect que pour les sens. C’est aussi ça le « entre » de Mathieu qui permet de nous enrichir et de donner des directions à nos vies.

“Désobéir”, d’après “Entre les deux il n’y a rien” de Mathieu Riboulet. (c) Luc Arasse

Est-ce qu’il y a eu un tournant politique dans votre travail ?
Je traduis des pièces de l’auteur allemand Falk Richter, qui travaille depuis de longues années sur l’intrication entre l’intime et le politique. Je crois que l’idée de pouvoir autant lier intérêt politique et matériau théâtral vient beaucoup de là. En revanche mon intérêt pour l’histoire est un peu plus récent, avec l’idée que le passé vient éclairer le présent. Dans “Pas Pleurer” (2019), adapté du roman de Lydie Salvayre qui évoque – entre autres – la guerre d’Espagne, j’ai aimé faire ces allers-retours entre ces strates d’histoire et la Catalogne d’aujourd’hui, que nous sommes allés filmer pour le spectacle. Encore un « entre » donc, mais qui est ici un entre les temps, que j’ai rencontré aussi par l’intermédiaire de mon comédien Marc qui est catalan et a pu m’éclairer sur « ce qu’on ne trouve pas dans les livres », comme dit Lydie Salvayre. C’est aussi ce que j’aime explorer avec mes acteurs, lorsque le personnage vient rencontrer quelque chose d’eux, justement cet intime. Je crois que de manière générale, je cherche une forme d’organicité : de l’écriture que je découvre par la lecture, vers ma distribution et vers les acteurs qui vont compléter quelque chose par leur propre vécu, même s’il agit par interstices. Donc sujets politiques oui, mais je choisis avant tout des écritures que je pense pouvoir être incarnées de manière forte sur scène, par des acteurs.

Est-ce que vous différenciez dans le traitement de vos adaptations texte dramatique et texte littéraire ?
Les textes littéraires sur lesquels je travaille ont toujours une dimension très physique, très organique justement. Je dirais que, toujours dans cette idée comme dans l’idée de l’ « entre », le travail du texte littéraire implique une démultiplication d’une parole qui est parfois monolithique. Par exemple, pour l’adaptation de “Entre les deux il n’y a rien” de Riboulet, qui est un récit, on a essayé de créer plusieurs instances de paroles, de figurer au plateau des sortes de « personnages » à partir d’une voix unique : l’un qui évoquait plutôt le rapport à l’histoire, l’autre à la sexualité, le troisième à l’enfance. Là encore, pour introduire de la contradiction, une pluralité de points de vue, du conflit. Parfois aussi, dans le cas du texte littéraire avec des langues plus « compliquées », on réfléchit à la mise en scène aux portes d’entrées possibles pour le spectateur.

Comment le familiariser avec une langue qu’il n’a pas l’habitude d’entendre ?
C’est ça, comment l’amener, progressivement, dans un univers langagier qu’il ne connaît pas forcément. Comment on l’y invite en douceur, pour qu’il ne se sente pas exclu. Je ne veux surtout pas avoir de position surplombante vis-à-vis du public. Il y a souvent dans mes spectacles des passages improvisés, dans une langue très directe, qui « dédramatisent » l’accès à une langue plus politique ou poétique.

Donc vous feriez aussi, à la mise en scène, un travail de transmission d’une langue littéraire, qu’il s’agisse de celle très contemporaine de Riboulet ou de la langue très chargée, très poétique d’une certaine manière, de Robespierre ?
Oui. Je crois à l’intelligence collective, je pense qu’on peut entendre tout type de langues si on leur ouvre les portes par le bon chemin ! Et puis si on ne comprend pas tout, c’est pas grave ! On a le droit à l’ennui au théâtre, le droit de penser à autre chose, de revenir à soi. Et ça aussi, dans une société médiatique, c’est une forme de positionnement politique, un luxe que nous permet le théâtre. Que l’on espère pouvoir continuer à défendre malgré la situation… En ce moment on répète à distance une pièce d’Anja Hilling, « Nostalgie 2175 » qui devrait être montée la saison prochaine et qui parle justement d’une société où les êtres humains ne peuvent plus circuler qu’en combinaison protectrice à cause de la température trop élevée. C’est une pièce moins politique au premier abord mais qui résonne étrangement avec ce qui est en train de nous arriver. Comme quoi, on en sort jamais vraiment, du politique ! On reste, avec Mathieu, « entre » lui et nous ! Et avec les spectateurs bientôt, on l’espère… Ce qui est intéressant (bien que tragique) dans cette période, c’est aussi de se rendre compte à quel point le contact humain manque et est irremplaçable.

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