« Après la peur d’être Pulvérisés, il faut croire dans l’Acte inconnu : Inuk ». En ce moment, je joue au cadavre exquis avec à peu près tous les mots qui me tombent sous la main ; celui-là, je l’ai composé à partir de quelques spectacles programmés au Festival des Francophonies en Limousin, édition 2015. Une 32ème édition qui cite partout dans la ville les mots de l’écrivain congolais Sony Labou Tansi, disparu il y a 20 ans et à qui le festival rend hommage : « L’Histoire fait mal au rire ». Comme un slogan lucide pour l’année 2015.
« Inuk », singulier d’« Inuit », signifie l’« être humain », mais un humain dans son devenir animal et écohumain. Donc, mon cadavre exquis dit que l’être humain-dans-son-devenir-animal-et-écohumain, c’est un acte inconnu, mais qu’il faut y croire. « Inuk », c’est surtout un « éco-spectacle » jeune public, créé par David Gauchard et La Cie L’unijambiste. Une fable éthique sur la fonte des glaciers chez les Inuits à la veille de la COP21, avec du cirque, du beatboxing, des marionnettes, du théâtre d’ombres, du digital painting… Docere et placere, quoi. Et resistere. Résister à l’imagerie popcorn time héritée du documentaire « Nanouk l’Esquimau », produit par une société de fourrures en 1922… Du coup, sur scène, on affiche des textes opaques en alphabet inuktitut, on brandit un drapeau qui proclame « Inuk ! » pour seule patrie, et on fait brûler le feu des origines pour conjurer le mal anthropocentriste et moderniste.
Hum. Tout ça semble un peu chamanique-slash-illuminati, non ?
Reprenons l’autopsie de mon cadavre exquis pour parler de « Sony, l’avertisseur entêté », une lecture du recueil posthume de Sony Labou Tansi « Encre, sueur, salive et sang », paru au Seuil en 2015, performée par Étienne Minoungou au théâtre de l’Union. « Je vous montre le cosmocide ! » : une cloche rythme les rounds d’un match de boxe, d’une « boxe de nommer » le monde, où l’on déclasse certaines réalités comme « la culture de la calebasse [et] de la catastrophe ». Le poète « refait le monde avec un os de femme », et commence par se débarrasser de l’« impôt à payer à Descartes » et des « arriérés de volontés de puissance sur la matière ». Et cette colère d’outre-tombe, cette colère visionnaire nous déroute parce qu’elle ne parle que de notre hic et nunc, et dans le public on murmure « Sony avait tout dit ! Sony avait tout prédit ! ». Bref, le « cosmocide » et l’ « humanité bâclée », c’est maintenant.
« Après la peur d’être Pulvérisés, il faut croire dans L’Acte inconnu », nous dit le cadavre exquis. Justement, Valère Novarina est dans le coin, venu présenter au théâtre de l’Union sa version haïtienne de « L’Acte inconnu », créée à Port-au-Prince : « Le langage, c’est un outil immobile qui indique perpétuellement le nord et que les hommes n’ont utilisé que pour arrêter le mouvement de la matière […]. Humanité ! Lâche prise ! » Ici, le lâcher-prise passe par l’audacieuse déterritorialisation d’un langage poétique qui ne pointe plus vers le nord – ou qui se manifeste au sud. Et cette déterritorialisation pose la question de l’« hospitalité inconditionnelle » chère à Derrida, qui définit cette « visitation » par l’idée de laisser venir le visiteur inattendu, sans lui demander de rendre des comptes…
Cette éthique derridienne de la réception, c’est mon Big Time de Limoges, cette année. Et c’est justement ce que nous dit le « Sony Congo » de Bernard Magnier et Hassane Kassi Kouyaté, créé au Tarmac en 2015 et présenté à la Bibliothèque francophone multimédia. Ranimé dans un geste bio-graphique, Sony nous parle depuis son monde de « signes-viandes » où « les couilles bougent avant la tête ». Et la dramaturgie, organique, ne cherche pas la lisibilité, jusqu’au bout fidèle à l’injonction de Sony : « Je ne suis pas à développer, mais à prendre ou à laisser. » Comme Sony, le cadavre exquis avait tout prédit.