« Stand by and action. » Depuis la table de régie située au milieu de la salle aux fauteuils rouges du Grand Théâtre de Provence, Katie Mitchell lance la répétition. Sa voix, ferme, traverse l’espace pour rejoindre le plateau, 10 mètres en contrebas. À ses mots, les chanteurs commencent à jouer, accompagnés du pianiste et du chef d’orchestre à peine visibles dans la fosse. Tous sont guidés par la metteur en scène.
Noire salle. Scénique piano. Katie Mitchell dirige une répétition d’opéra au Festival d’Aix-en-Provence. Le mince halo de lumière blanche de la table de travail laisse deviner sa silhouette sèche, un brin de tension dans le corps. Cheveux blonds courts, vêtue de noir, bras nus, elle est assise dans un clair-obscur ; son regard gris-bleu, perçant, accroché à la scène. Sa scène. Un univers qu’elle a pensé, dessiné, et qu’elle anime.
À ses côtés, dans le silence, prêts à bondir sur le plateau pour régler un mouvement, un geste, replacer un accessoire, ses collaborateurs. Lumière, décor, costumes, chorégraphie, ils sont sept ou huit. Dans les coulisses, une équipe technique d’une trentaine de personnes réagit au moindre de ses mots.
C’est bien une femme qui met en scène un opéra au Festival d’Aix-en-Provence. « Pelléas et Mélisande » aujourd’hui ; « Alcina » hier ; « Written on Skin » avant-hier. Penser l’espace, écrire le temps. Pas une mince affaire que d’agir sur ce temps-là. Car à l’opéra le temps est contraint. Par la musique, qui se déroule, fil inexorable. Par la durée des répétitions, six courtes semaines.
Katie Mitchell, magicienne, a des « trucs » pour se jouer de cette temporalité imposée : narrations simultanées, présent et passé, scènes en miroir, doubles espaces ; chanteurs et leur double plus vieux ou plus jeune ; personnages et leurs inconscients. Une rigueur de travail aussi, un plan de répétition au cordeau. Diriger une répétition d’opéra, c’est définir un mode d’action, une stratégie, avec des forces contraires : des chanteurs à séduire ; une équipe à mobiliser, des dramaturges maison et des directeurs d’opéra à convaincre. Sur une musique qu’il faut respecter, à la note, pour que le théâtre se joue aussi dans la fosse, avec les plus grands chefs d’orchestre. Une vision à partager.
« Exquisite » : c’est le mot qu’elle emploie lorsqu’elle évoque son travail, ses décors, ses univers à la précision méticuleuse. Maîtrise radicale. Du détail, de l’attention portée aux moindres frémissements des corps, aux gestes, aux infinies petites choses qui permettent aux chanteurs de plonger dans la vie intérieure des personnages qu’ils incarnent. Fille d’un dentiste, passionnée de musique, celle qui écoute les cantates de Bach en boucle, signe ses mises en scène avec la précision d’un chirurgien, au scalpel.
Katie Mitchell est un capitaine de navire au temps court. Vitesse et précision sont de mise. Car une fois que l’orchestre arrive dans la fosse, le metteur en scène passe le commandement au chef d’orchestre, qui dirige alors les répétitions. Des derniers réglages sont possibles : lumières, détails de costumes… Mais le jeu d’acteur, la dramaturgie globale sont dits. Seul le chef peut interrompre. « We have to deliver the show before they play in the pit. » « Deliver the show » : mécanique presque industrielle du travail de répétition, acte après acte, scène après scène, huit heures par jour.
Pas une mince affaire quand on est une femme, car l’opéra, c’est encore une affaire d’homme. Elles sont peu à mettre en scène dans les grands opéras ou festivals. On les compterait sur les doigts de la main. Katie Mitchell, féministe convaincue, ne se prive pas de dénoncer le « paternalisme » qui règne dans cet univers où les femmes sont « trop peu à exister ». Et ne se contente pas de belles paroles incantatoires. Cet été, elle anime un workshop de l’Académie du Festival avec de jeunes artistes autour du thème « Femmes créatrices d’opéra ». Et reconduira l’expérience en 2017. Encourager les plus jeunes : donner des conseils dramaturgiques comme sur la manière de construire une carrière. Katie Mitchell, femme d’action et de conviction.
Est-ce le regard d’une femme qu’elle livre sur les œuvres qu’elle met en scène ? L’artiste ne répond pas à la question. Sans doute est-ce sa perception sensible des choses, ou plutôt ce qu’elle lit dans les paroles, les notes d’Alcina ou de Mélisande. Comprendre qui elles sont, leurs désirs, leurs peurs, leurs doutes. Avec une profondeur psychologique vertigineuse. Dévoiler le sens. Alcina nous fut révélée. Mélisande est incarnée. Invitée au Festival d’Aix par son directeur Bernard Foccroulle depuis 2012, elle signera, en 2018, la mise en scène d’un autre opéra. Une autre histoire, d’une autre femme, héroïne éponyme d’un grand opéra du répertoire. Du sourire ironique de Katie Mitchell lorsqu’on l’interroge sur ce projet ne transparaît qu’un mystère. Mais on peut être sûr que cette femme-là à son tour sera dévoilée, dans une vérité toute vivante, charnelle. Avec Katie Mitchell, la femme est l’avenir de l’opéra.