Au mois de mars cette année à Vannes se déroulait la deuxième édition d’une initiative folle de liberté : Les Émancipéés, avec deux « é », comme pour mieux dire aux emmerdeurs tatillons d’aller voir ailleurs. Ici pendant cinq jours, la scène crée sa propre grammaire. Loin des règles, proche du monde.
Et la première des libertés de ce jeune festival est peut-être de celles qui sont les plus rares et les plus rassurantes : celle d’avoir la force de se libérer du carcan de la logique économique. Sorte de chimère théâtrale où le rêve de mélange rejoint celui d’un monde où seul le plaisir prévaut, Les Émancipéés avance en effet avec la volonté de faire ce que pour ainsi dire aucune structure n’oserait faire : proposer 19 spectacles dont 11 sont des formats uniques qui n’ont a priori aucune vocation à tourner. Autrement dit, sur les plateaux des Scènes du Golfe que dirige Ghislaine Gouby (ancienne directrice de Toulouse Théâtre et fondatrice du festival Bancs Publics), et par l’entremise de l’auteur Arnaud Cathrine, c’est non seulement le sentiment de s’émanciper des règles qui est offert au public, mais aussi la concrétisation d’une idée bien ancienne et propre à la scène qui s’affiche : celle selon laquelle chaque représentation revêt par essence un caractère unique.
Fort heureusement cependant, toute la force de ce projet ne tient pas uniquement à son idée mais aussi à sa réalisation qui nous permet de voir se succéder, sur les scènes du Théâtre Anne de Bretagne et de La Lucarne, des artistes qui chacun dans leur champ excellent avec pour volonté principale de se mélanger entre eux. Ainsi concrètement, c’est ici la littérature et la musique qui communiquent pour présenter des mises en espace et en musique de textes bien souvent écrits par leurs auteurs pour l’occasion. De Raphaële Lannadère à Jeanne Cherhal en passant par Christophe, les musiciens d’aujourd’hui se mettent au diapason des auteurs du temps présent pour nous faire entendre des tentatives, des envies et des soupirs qui rappellent à ceux qui l’habitent encore que la Terre peut être légère tant que la poésie l’habite. La poésie des sons de la musique bien entendu, mais celle des mots surtout, puisque c’est bien principalement de chanson dont il est ici question, et de chanson française dans tout ce que cela implique d’amour du mot, de son jeu et de l’utilisation du langage.
Difficile donc, dans cette jungle des mots, de tirer l’épingle d’un nom, d’un artiste de la programmation de cette édition 2018, mais puisque la cruauté de l’exercice critique l’exige, deux instants resteront dans la mémoire des pages de IO Gazette : Alice Zeniter s’avançant sur la scène immense de la grande salle de 800 places du Théâtre Anne de Bretagne pour nous dire « Le Seigneur des porcheries » et Arnaud Cathrine et Florent Marchet évoquant pour nous la vie sans fin de Raymond Radiguet. A chacun de ces instants, c’est une histoire du temps qui s’affichait à nos oreilles, autant qu’une histoire du monde, permettant au festival d’être ce que tous les autres devraient essayer de devenir : la caisse de résonance des hommes… Pour nous faire oublier, un peu, et « contredire le monde », comme le disait l’auteur du « Diable au corps ».