Très cher,
Tu es mort depuis des millénaires, voire plus. Quand ta parole s’est déployée face à tes semblables, il n’y avait encore ni spectacle ni théâtre. Tu montes et tu t’adresses à d’autres par un indomptable désir de parole, et tu parles d’une voix qui est la tienne mais que ni toi ni ceux qui t’écoutent n’ont jamais encore entendue. Cela t’a pris soudain à l’aube ou bien au crépuscule du soir, tu t’es placé en face d’autres hommes, et tu t’es mis à parler, et tu étais aussi surpris que tous ceux qui t’écoutaient. Je t’imagine monter en haut d’une falaise, ou bien debout devant la mer quand d’immenses vagues frappent contre rocs et rochers.
Je t’envie. J’aurais tellement aimé être à ta place, être le premier homme qui s’adresse à ses semblables sans motif immédiat, dans l’ébahissement d’une parole inutile, sans raison, par un désir indomptable et souverain, avant même qu’un tel acte ne devienne convention et habitude, avant même que cela ne se nomme « théâtre ».
Je dis souvent à mes acteurs de se sentir à ta place, de laisser déployer la parole dans la virginité d’un étonnement insurmontable, qu’ils soient chacun le premier homme au monde à s’adresser à ses semblables pour rien, par le profond désir de parole.
Je dis à mes acteurs : soyez le premier à parler, soyez étonnés de votre propre parole, c’est un miracle, une joie et une douleur, une puissance que vous portez en vous à votre insu et dont vous supportez à peine le poids. Dites-vous qu’à chaque fois que vous ouvrez la bouche, c’est la naissance de la parole.