De plus en plus souvent, au théâtre, et surtout ces jours-ci au Festival d’Avignon, je pense à ce texte de Yasmina Reza : « Trente secondes de silence », publié en 1997 dans « Hammerklavier » (Albin Michel). Un ami de Reza lui raconte avoir assisté en 1958 aux « Caprices de Marianne », de Musset, dans la Cour d’honneur. Spectacle mythique de Jean Vilar, avec Gérard Philipe dans le rôle d’Octave. L’ami en garde un souvenir intact, mais ce qui l’a le plus marqué, c’est le long silence du public, avant les applaudissements. « Trente secondes de silence […] je te jure », répète-t-il, conscient du caractère extraordinaire de cette entorse faite aux conventions. Je repense à ce texte toutes les fois que, à peine le noir tombé, les mains des spectateurs se mettent à claquer comme si elles n’avaient fait qu’attendre ce moment. Pourquoi tant de hâte ? Ne pourrait-on observer tranquillement la chute de la pièce, la lumière qui meurt, les bruits de pas au loin ? Avec une merveilleuse sévérité, Reza raille le zèle du public chic comme un symptôme social : « L’ignoble et nouvelle communauté du public averti, intelligent, les “haut de gamme” de l’humanité, ceux qui sortent, ceux qui en sont […]. Cette communauté surexcitée de faire entendre sa grossière clameur vite, vite, sur le dernier mot la dernière note, impatiente de recouvrir le dernier soupir de son hurlante légitimité… »
Je me demande ce que les autres artistes pensent des applaudisseurs précoces. Je me souviens qu’un jour le metteur en scène Stanislas Nordey m’a raconté combien il avait été ému, lorsqu’il faisait du théâtre pour enfants, par la joie silencieuse des mouflets encore purs de tout empressement poli ou mondain. « Leur maîtresse était gênée, mais nous étions charmés de les voir si contents et si calmes à la fin du spectacle », confiait Nordey.
Je suis certaine qu’on pourrait faire une typologie des pièces en fonction non pas de l’intensité des clameurs mais de leur précipitation. Au début du festival, par exemple, quand j’ai vu « La Sorcière » de Julie Timmerman d’après Michelet dans une toute petite salle (à Présence Pasteur), le public n’avait pas envie de se dépêcher d’applaudir. On savourait le temps, et ce joli télescopage qu’avait organisé l’actrice entre le Moyen Âge de son héroïne et l’aujourd’hui de la vie… Nous avons donc marqué un silence, et la jeune femme, en souriant, nous a dit : « C’est comme ça que l’histoire finit. » Plus qu’un feu vert pour pouvoir battre des mains, le public attendait que se déroule tranquillement ce crépuscule de la pièce, et la comédienne a compris qu’il fallait se réjouir de ce suspens plus que s’en inquiéter. Toujours dans le OFF, à la fin de « Vilar, notes de service », où François Duval nous plonge dans les coulisses du TNP pendant une heure jubilatoire, le silence qui précéda claquements de mains et cris d’enthousiasme ressemblait à un recueillement heureux.
J’ai vu aussi, ces derniers jours, des spectacles chic et nébuleux où les gens applaudissaient en courant. Était-ce par impatience de partir ? Ou par fierté d’apporter vite leur touche à l’édifice ésotérique qui les faisait douter d’eux-mêmes ?
Gageons que lorsque le théâtre est grand, il nous enseigne la belle patience de l’applaudissement.