Verticalité sans horizon

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V-021Pour parvenir à une conclusion en tous points opposée à la mienne, l’écrivain italien Alessandro Baricco part d’un constat que je fais depuis quelque temps : nous sommes passés d’un monde vertical à un monde horizontal.

Il souligne que les créateurs des réseaux sociaux et de Google sont des scientifiques ultralibéraux de vingt-deux ans, et il s’en réjouit. Il affirme que cette mutation est une chance, et que ceux qui l’initient sont la nouvelle « élite » qui change le monde comme le furent les artistes de la Renaissance ou ceux des Lumières* !

Pour moi, ce monde financiarisé le mène à sa perte. Les « barbares » ne sont pas seulement les responsables de cette mutation, ils sont aussi – et c’est ce qui me terrifie – ceux qui la subissent. Tous les domaines de la vie sont touchés, des services publics aux rapports humains ; en ville comme à la campagne ; dans les pays riches et dans les pays les plus pauvres.

Les dommages collatéraux sur les arts, et notamment, pour parler de celui que je pratique, le théâtre, sont visibles, si l’on veut bien prendre un peu de recul, et ne pas courir, comme le font tant de conseillers ministériels, tant de journalistes, tant de responsables culturels, après une mode qui s’appuie le plus souvent sur du vide, sur le vide.

Cette horizontalité n’a pas tué seulement la « culture humaniste » – dénoncer uniquement cela serait une attitude conservatrice, ou même réactionnaire –, cette horizontalité a tué tout repère. Et est en train de blesser le théâtre. Les « enfants de l’image et de la vitesse » qui « remplacent le savoir par l’expérience » abîment profondément le théâtre et, partant, s’abîment.

Certains croient inventer de nouvelles formes théâtrales et ne font que reproduire en moins bien (parce qu’il n’y a aucun fond) ce qui a bien sûr déjà été fait. Assister à une adaptation d’un grand texte dont il ne reste quasiment rien, dans une hystérisation des sons, des images et surtout du travail des acteurs, ne peut provoquer – si l’on mesure de quoi cela est le signe – que de la colère.

Bien entendu, toute génération est en opposition avec la précédente.

Pour le théâtre aujourd’hui, c’est donc « Mort au metteur en scène, vive les collectifs », « Mort aux textes, vive l’écriture sur le plateau », revendications plus ou moins accompagnées de démagogie sur le « plus » de démocratie que cela engendrerait (!?).

Le discours dominant est suiviste, alors que les décideurs et les penseurs de notre art devraient être prospectifs.

Défendre les auteurs, les poètes, de notre temps et de tous les temps, reste la fonction vitale du théâtre.

Le théâtre est un art, mais il porte en lui une composante politique puissante. Les élus (à de rares exceptions près) semblent l’avoir oublié ; les financeurs aussi. Il reste dans ce paysage désolé des résistants – de tous âges – qui prennent la parole et parfois dirigent des lieux ou des festivals – et qui défendent la transmission des grands textes.

Ce sont eux qu’il faut écouter et soutenir de toutes nos forces, car ils replantent les graines d’un monde qu’ils veulent fraternel, qui doit – qui va ! – refaire surface ; comme la nature reprend ses droits sur les décombres.

* Voir son essai « Les Barbares », Paris, Gallimard, 2014 et l’article paru dans « Le Monde » du mardi 2 juin 2015.