Impression versus émotion, la réalité virtuelle en question

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Le monde de la réalité virtuelle et les producteurs du spectacle vivant se tournent autour, s’apprivoisent et finissent même parfois par se rencontrer. De leurs unions antinaturelles naissent des objets hybrides, des expériences d’un genre nouveau où l’artiste mis en boîte n’a plus à être physiquement présent, laissant les spectateurs seuls dans l’espace vide. Seulement accessibles lestés et harnachés comme des baudets, ces métaspectacles s’appréhendent les cinq sens sous contrôle.

Ces immersions au cœur de l’image fleurissent dans les festivals, de la Biennale de danse de Lyon aux Swiss Dance Days de Lausanne, et chacun rivalise d’innovations dans un champ lexical qui résonne comme une présentation marketing devant un parterre de geeks. Les spectacles « wow ! » ne sont évidemment pas condamnables en soi ; le choc et la stupéfaction peuvent être des voies d’accès au sens et à l’émotion.Ce qui paraît plus paradoxal c’est le hiatus entre le public visé et le public conquis, car loin de sidérer les plus jeunes déjà baignés dans ces réalités parallèles, c’est bien notre public habitué des velours, amateurs de Regy, Mnouchkine et même peut-être Gérard Philipe, qui s’extasie volontiers devant les prouesses technologiques. Il était certainement impensable d’imaginer à leur âge tendre que, chaussés de lunettes, ils pourraient être transportés corps et âme dans un monde imaginaire, transplantés dans le rêve d’un artiste. L’étonnement est conditionné par la construction mentale des possibles.

Bien sûr, pendant les vingt minutes que dure l’exploration, tous se laissent envahir par cette illusion des sens, tentant à tâtons de conquérir cette terre fabriquée où s’enchaînent paysages architecturaux et danseurs virtuoses. Mais cette virtuosité qui nous bouleverse sur les plateaux tient ontologiquement à ce qu’elle est portée par un corps réel, humain, pétri de failles et d’émotions. Les chutes gracieuses de Yoann Bourgeois (« Celui qui tombe ») et leurs soudaines résurrections ou les danseurs et le langage chorégraphique de Gilles Jobin (« VR_I ») semblent soudain devoir concurrencer les zombies et autres musclors en armes qui hantent les jeux vidéo. Côté sidération, il est difficile de rivaliser. Aussi parce que, précisément, la magie du spectacle est de travailler avec le vivant, avec les accidents et les respirations, avec la possibilité de la chute et du miracle. Ici tout est déjà dans la machine, répété à l’identique à longueur de journée, envoyé à notre cerveau qui se laisse avoir et prendre à ces rencontres sans chair. Un avatar de spectacle, en somme. Il n’est pas dans ce propos question de s’interroger sur la pertinence de la recherche et de l’utilisation des nouveaux médias dans les arts de la scène, l’artiste créateur est roi en son domaine et tout lui est permis. Mais il semble important de souligner encore et encore la spécificité archaïque et puissante du spectacle vivant, qui convoque avec courage, chaque soir, des corps qui s’adressent à des cœurs. Babx chantait déjà il y a quelques années « et quand l’amour ça manque, ça sert à rien de danser », et l’on se demande à sa suite si ces tentatives, loin de rendre justice à la beauté du geste, ne banalisent pas la prise de risque d’un danseur qui se présente désarmé devant un public, prêtant le flanc consciemment aux incompréhensions et aux déclarations d’amour.