Le théâtre, jeu et vertige

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En affirmant que le théâtre est un jeu, et pas simplement une simulation selon l’acceptation classique de la mimesis aristotélicienne, on pourrait poser sa définition comme ludus integralis, un jeu intégral dont les joueurs ne sont pas ceux qu’on croit. Le vertige en est-il l’indicible horizon ?

En 1958, dans « Les Jeux et les Hommes », sous-titré « Le masque et le vertige », Roger Caillois se démarquait de l’essai séminal de Johan Huizinga, paru vingt ans plus tôt, en apportant une classification désunifiant la chose ludique. Sa typologie quaternaire y distinguait les dimensions de ce qu’il nommait « l’agôn » (la compétition), « l’alea » (la chance), la « mimicry » (le simulacre) et « l’ilinx » (le vertige). Ces dimensions, le théâtre les a faites siennes depuis l’origine : c’est une activité libre – « de surplus », dirait Marcel Mauss –, qui se déroule dans un espace-temps spécifique, codifié et périmétré. Mais nous posons que le théâtre est un objet ludique dans lequel les joueurs ne sont pas, contrairement à l’évidence du langage commun, les acteurs, mais bien les spectateurs. Cette homonymie du « jeu » des comédiens, du « all the men and women merely players », est un leurre utile qui définit l’expérience spectatorale même.

De la typologie de Caillois le théâtre possède une face agonistique qui n’est pas réservée aux seuls dilemmes tragiques : c’est le conflit intérieur du spectateur qu’il entend non pas résoudre mais bien dévoiler. L’alea est l’incertitude quant au contenu de ce que l’on va voir – cette prise de risque qui est la source de tant de bonnes et de mauvaises surprises et de l’unicité expérientielle du spectacle vivant. Le jeu de mimicry que constitue la scène confère à l’acteur un rôle d’incarnation par procuration sur laquelle peut se projeter le spectateur-joueur, comme par une transmission du simulacre, de l’objet qui est, pourrait-on dire, en jeu. Enfin, le vertige est – du moins dans le sillage assurément flottant du théâtre de la cruauté, et avec une intentionnalité variable – l’émotion que l’on recherche, avec plus ou moins d’ardeur ; raison partielle de la méfiance de Platon envers le théâtre alors qu’il reconnaît au jeu une fonction sociale éducative.

Dans le « cercle magique » du jeu, dit Huizinga, équivalent du hieros kyklos d’Homère, le théâtre est même, plus encore, un jeu de société, détournant la violence et la confrontation vers la parole : la catharsis n’est pas qu’une purgation psychique collective, c’est aussi le phénomène d’expérimentation du procédural social, de la mise en scène des règles du jeu devant ceux sur lesquels elles s’imposent. Dans ce dispositif si singulier, le metteur en scène est bien un magister ludi et ses acteurs, des « personnages non joueurs » – si l’on ose cet emprunt idiomatique au jeu de rôle – paradoxalement pénétrés par l’idée même du jeu. Le spectateur est joueur pas simplement en tant qu’il partage l’auctorialité – concept à la mode dans l’ère post-théâtrale, renforcé par les nouveaux dispositifs du théâtre dit « immersif » –, mais de façon plus naturelle encore, par sa simple intervention quantique, qui fait de l’observateur une donnée même du problème observé.

Au cœur de la résonance dialectique entre le théâtral et le ludique, laissons à Nietzsche le dernier mot : « Seuls le jeu de l’artiste et le jeu de l’enfant peuvent ici-bas croître et périr, construire et détruire avec innocence. (…) c’est l’instinct du jeu sans cesse réveillé qui appelle au jour des mondes nouveaux. » Est-il besoin d’ajouter que le vertige issu de ces mondes s’étend dans l’infini des possibles ?