Moon de la cie Barks devant le Chapiteau permanent ©Thomas-Brousmiche

Pour la quatrième fois, la Nuit du cirque se tenait le deuxième week-end de novembre. Son succès se confirme puisque pas moins de 144 structures y participaient lors de cette édition. Les créations qui font leurs premières à cette occasion polarisent un peu l’attention, mais il y a de très belles choses à voir si on se détache de cette course à la nouveauté, par exemple en allant voir du côté du Plongeoir – Cité du cirque au Mans, futur Pôle National, qui fêtait en même temps l’ouverture au public de son chapiteau permanent.

Pour marquer ce tournant dans son histoire, la structure Mancelle organise donc, du 10 au 20 novembre, dix jours de spectacles, de visites, d’ateliers, de projections, de rencontres, qui englobent l’événement de la Nuit du cirque, du 11 au 13 novembre, à l’occasion de laquelle pas moins de quatre spectacles sont programmés.

Le point focal est sans aucun doute “Le Paradoxe de Georges”, spectacle de la compagnie L’Absente / Yann Frisch, qui jouait dans son camion-théâtre sur la promenade derrière le nouveau chapiteau. Il ne s’agit certes pas d’une création de l’année, puisque le spectacle date de 2018. Pour autant, sa qualité justifie largement de continuer de le programmer, au-delà du fait que Yann Frisch est l’artiste fil rouge de la saison 2022-2023 au Plongeoir. C’est un spectacle de magie de cartes virtuose, qui joue tout à la fois sur l’adresse (prestidigitation), sur le détournement d’attention et sur la psychologie. L’écriture du spectacle est un délice : le magicien, tout en enchaînant des tours plus extraordinaires les uns que les autres, disserte sur son art, et c’est passionnant. Yann Frisch expose certain des rouages de ce qu’il fait, interroge le plaisir que les spectateurs peuvent y trouver, fait la typologie des réactions possibles face à la magie de spectacle, tout en faisant participer quelques membres du public. Mine de rien, il parle au spectateur de sa propre position, démontre en quoi elle est paradoxale, tout en faisant voir que le fait d’en être conscient n’empêche ni le plaisir ni l’émerveillement. Ce méta-discours intelligent s’accompagne d’un sens de l’humour qui fait mouche, de capacités d’improvisation et d’empathie avec les spectateurs très fortes. L’ensemble est fin, drôle, déstabilisant, édifiant, et on ressort de ce surprenant camion-théâtre avec le double plaisir d’avoir été habilement manipulé – chose à laquelle on avait consenti – tout en ayant appris un peu de cette expérience.

Pour le public désirant un cirque physique, également sensible mais dans un tout autre registre, “Dialogue” de la compagnie ISI – Lucas Struna offrait une belle occasion de découvrir un très beau duo entre danse et acrobatie, une création de 2021 mais avec une reprise de rôle de Céline Vaillier. Sur une sorte d’estrade circulaire, deux individus se rencontrent, un homme et une femme. Ils se tournent autour, se jaugent, entrent en contact, d’abord avec douceur, puis dans une tension croissante qui finit par ressembler à un affrontement. L’irruption du mât – pas à proprement parler un mât chinois, puisqu’il est en bois, plus court, et surtout de plus forte circonférence – est d’abord facteur de prolongement de l’opposition, mais devient finalement le lieu d’une réconciliation, d’un contact tourné vers l’entraide qui devient finalement fusionnel. Difficile de ne pas y voir la parabole d’une relation de couple, par-delà le genre des interprètes : en voix off, des bribes de conversations murmurés par un homme et une femme passent en boucle qui suggèrent fortement cette interprétation qui se superpose au dialogue muet des corps. Le mouvement des interprètes est fluide, assuré, puissant, sensuel, avec un jeu subtil sur le registre du défi et de la séduction. C’est une variation sur la façon de trouver la tendresse au sein d’une relation chaotique – et on interprétera les différents symboles donnés comme on le voudra. L’accompagnement à la guitare électrique, sensible, se glisse admirablement dans le mouvement de cette proposition qui est d’autant plus élégante qu’elle sait ne pas s’étirer au-delà de ce qui lui est nécessaire.

On pouvait aussi découvrir en déambulation “Moon / cabinet de curiosités lunaires”, de la compagnie Barks – Bastien Dausse, série de saynètes à composer qui sont autant de recherches autour de la gravité, et de la manière d’en jouer par le corps ou par divers dispositifs de trucage – ce que la compagnie nomme « dispositifs antigravitaires ». On navigue du très poétique et suggestif au très physique et technique, avec des effets de juxtaposition parfois curieux. Souvent les tableaux sont plus conceptuels qu’esthétiques, et ils prolongent parfois le geste sur lequel ils reposent au-delà du point où son intérêt s’épuise. Il reste tout de même de très belles positions de corps, notamment celles qui sont permises par un bras en rotation muni de contrepoids qui autorise des évolutions aussi aériennes que gracieuses. Il se dégage finalement de l’ensemble un sentiment de légèreté qui n’est pas désagréable.

Cette programmation de la “Nuit du cirque” 2022 au Mans était aussi l’occasion de découvrir “Du coq à l’âme”, le spectacle de sortie des élèves de l’Ésacto’Lido. Des propositions nécessairement courtes et disparates, comme le veut l’exercice, qui révèlent que, pour cette génération, le cirque a définitivement fusionné avec le théâtre et la performance. Il y a beaucoup de texte, une présence très forte du clown, et une envie de partager des opinions sur le monde contemporain ou sur le cirque. Cette générosité se révèle parfois un peu envahissante pour les numéros, qui ont alors du mal à trouver un centre de gravité clair et assumé. On relève néanmoins la très bonne surprise que réserve Jake Oob, dans un numéro d’équilibriste qui traite avec malice et simplicité son parti-pris de départ, avec une maîtrise physique qui force l’admiration. Le clown acrobatique de Louis Lamer est également intéressant, et arrive plutôt bien à se renouveler. Fleur Perneel quant à elle propose un univers très singulier, à la fois poétique et symboliste, auquel il manque un petit rien de tension pour devenir fascinant.

Entre propositions neuves et spectacles éprouvés, prise de risque et moments de convivialité, le Plongeoir – Cité du cirque réussit un bel équilibre pour cette Nuit du cirque ludique qui, après avoir vu défiler les familles du quartier l’après-midi, finit sur un DJ set aux basses assassines le soir. Une façon de continuer à travailler le positionnement de ce nouvel équipement qu’est le Chapiteau sur son territoire, et, au-delà de lui, du cirque contemporain : ouvert, populaire, divers, vivant, en dialogue avec son temps. Preuve que la qualité ne suppose pas de s’enfermer dans un élitisme boudeur.