En manque

En manque

© Mathilda Olmi

Il existe un tableau de Poussin qui représente un paysage d’Arcadie baigné de lumière. Mais au centre de la composition, comme une trouée, la présence d’un tombeau. Et en entrant dans ce tombeau, peut-être trouverions-nous quelque chose comme la scénographie de cette pièce : dans un cul de vallée, une galerie d’art, close sur elle-même, où nous pouvons contempler les sanglantes décapitations du Caravage. En haut, dans l’air limpide et transparent des sommets, l’indifférence et l’innocence, à l’image de ces bergers d’Arcadie regardant avec une curiosité exotique ces allégories du Monde et de l’Histoire. C’est là qu’une figure christique intervient. Une fille d’en haut décide de descendre dans la vallée, d’entrer dans le tombeau. « J’aurais aimé étreindre le monde, en son entièreté, et le sauver par un éclat de rire », profère-t-elle. À défaut de le sauver, Colomb et Magellan sont invoqués, eux qui sont partis dans l’espoir de détruire la clôture du monde. Quête impossible, mais à laquelle fidélité est due, car comme elle l’affirme « mon rêve du monde doit être plus grand que le monde ». Impossible, et ici pas même d’Amérique pour donner quelque illusion, mais plutôt le désarroi d’un tard-venu, à l’image de ce Bouvet de Lozier qui, un jour de 1738, s’orienta plein sud à la recherche des mythiques terres australes, et ne découvrit que des morceaux de banquise errants. Si « la terre est changée en un cachot humide » (Baudelaire), si l’étreinte est restée vaine, alors demeure la tentation du nihilisme : saccage de la galerie dont les ruines deviennent un avant-poste de la fin du monde. Autant dire aucune quiétude ni béatitude dans cet immense cri d’amour qui ne se départ jamais de la violence d’un cri de haine. Squames grisâtres sur les murs décrépis de la scène, corps suppliciés du Caravage, chair à la fois si proche et si faible. Le monde, le plus proche donc, ce qui se renifle et qui suinte ; mais le plus lointain, ce avec quoi nous ne coïncidons jamais tout à fait, à côté ou déjà au-delà de nous, le monde, ce pour quoi nous le haïssons, quelque chose dont la beauté se refuse à nous. Mais la haine n’est-elle pas un immense cri d’amour adressé au monde, et auquel le monde n’a pas répondu ? Et si, au regard des précédentes pièces de l’artiste, l’édifice peut sembler ici plus branlant, c’est aussi cette perte de monumentalité qui émeut, une œuvre précaire et défaillante comme le monde qu’elle souhaite étreindre. « Renoncer à son propre héroïsme », entend-on quelque part dans la nuit.