Victime du visage

The Minister's Black Veil

Dans la nef de la cathédrale, les fidèles d’un soir prennent place, missel à la main, et se laissent pénétrer par l’encens, le froid et les « Salve Regina ». Aujourd’hui, la transsubstantiation ne passera pas par le pain et le vin, mais le rite laïque offert sur l’autel par Romeo Castellucci met en jeu rien de moins que la question de la (non-)représentation du sacré dans la pensée occidentale.

Dans la mythique nouvelle de Nathaniel Hawthorne de 1836, le révérend Hooper décide de mettre un voile noir devant ses yeux, suffisamment épais pour que personne ne puisse voir son regard mais pas assez pour l’empêcher de voir le monde. Il refuse catégoriquement de l’enlever, même sur son lit de mort, avec comme unique justification « L’heure viendra où chacun de nous quittera son voile ». Comment ne pas penser alors à Emmanuel Levinas, qui a théorisé le visage comme le lieu de la conscience de l’altérité ? En voilant, je refuse à l’autre le droit de me reconnaître. De l’épisode de la Transfiguration à la parabole du grain de sénevé, le texte du sermon de ce pasteur voilé interroge la puissance aveugle et unilatérale de la foi ; Claudia Castellucci tente de nettoyer nos yeux en tissant les passages des Évangiles avec les mots de Hawthorne, suivant les fils sombres et lumineux du sens et du doute, car « la Vérité est un spectacle ». Le regard empêché par l’artifice est à la fois préservé (du faux des images) et privé (de la vérité qui se donne à voir).
 À la sobriété trompeuse des absides, le metteur en scène adjoint la force de l’épure, aucun effet pour appuyer le propos, seul un environnement sonore, enveloppant comme Scott Gibbons sait les modeler.

Gilles Deleuze commente ainsi le travail de Carmelo Bene, figure importante du panthéon personnel de Castellucci : « Vous commencez par enlever, par soustraire, retrancher tout ce qui fait élément de pouvoir, dans la langue et dans les gestes, dans la représentation et dans le représenté. Vous ne pouvez même pas dire que c’est une opération négative, tant elle engage et enclenche déjà des processus positifs. Mais qu’est-ce qui reste ? Il reste tout, mais sous une nouvelle lumière, avec de nouveaux sons, de nouveaux gestes. » Il faut être aussi libre que Romeo Castellucci pour appliquer cette théorie de la soustraction à Willem Dafoe ; choisir une star dans sa distribution n’est pas chose commune en ses terres, l’étoile sera donc masquée. Non pas comme la sucrerie que l’on retire de la bouche mais comme l’énigme qui met au travail ou la photographie qui se révèle dans le noir. L’obscurité restitue et appelle l’Ecclesia à la transcendance.