© Jean-Louis Fernandez

Il est des œuvres littéraires qui résonnent d’elles-même. Neige, du turc Orhan Pamuk, est sans conteste de celles-ci. Dans ce roman publié en 2002, le Prix Nobel de littérature fait l’état des lieux d’une Turquie en proie à l’assombrissement, celui d’une nation dont la pauvreté croissante étouffe peu à peu les lumières, où l’étau d’une occidentalisation imposée par des despotes éclairés commence à céder sous les coups de boutoir des forces réactionnaires à qui l’on n’a jamais laissé la parole, et qui comptent bien se la réapropprier par tous les moyens. Évidemment, l’acuité du regard de Pamuk nous saute aux yeux aujourd’hui, près de 20 ans plus tard. Mais bien plus qu’une oeuvre sociale, Neige est aussi un roman d’une valeur poétique rare, dont la justesse politique vient autant des sujets qu’elle aborde que de l’amour profond de la poésie qu’elle dégage à chaque page, et de la conviction intrinsèque que celle-ci possède un pouvoir inégalable de transcender le monde et d’émanciper les hommes.

En partant d’une matière si riche, il est alors malheureux de constater le manque de profondeur de l’adaptation que Blandine Savetier en propose : au cours de ces 2h30 que dure la représentation flotte une amère sensation d’incomplet, d’inabouti. De la scénographie massive mais anecdotique à une direction d’acteur semblant manquer de véritable parti-pris (qu’il s’agisse de langue ou d’interprétation), le spectacle semble trop rapidement se noyer dans ses ambitions. Miné, même, par d’inquiétants problèmes de rythme qui oblitèrent parfois toute intensité dramatique — au point que ce chroniqueur se questionne sérieusement si, en cette dernière représentation au Théâtre National de Strasbourg (après une série assez conséquente malgré tout), il n’a pas juste assisté à un de ces mauvais soirs, où les dieux du théâtre ont décidé d’abandonner leurs dévots à eux-mêmes. Probable. Car si l’on applaudit sans conteste le texte et son propos, le théâtre, lui, laisse circonspect.