© Arnold Jerocki

Où sont donc toutes les Nathalie Joly de ce monde ? Nous avons besoin : autant qu’il sera nécessaire pour faire revivre toutes ces glorieuses femmes du temps passé que l’Histoire a pourtant décidé de mettre de côté ou – pire – d’oublier. Nathalie Joly est Yvette Guilbert et toutes les figures de ses chansons avec. Son souffle redonne une âme à la farandole de personnages qui défilent à travers la chair et la voix de cette chanteuse « fin-de-siècle », ressuscitée pour nous nous dans une trilogie fabuleuse au ton, au rythme et à la texture d’un « Sprechgesang » enfiévré et bouleversant. Ça fait du monde, sur scène ; et notre petit cœur est tout confus d’amour, de peine et de nostalgie, devant ce frémissant spectacle, intelligemment cousu et impeccablement mené.

Chanson après chanson, Yvette se dévoile. Qui d’autre, à l’époque, pouvait se vanter d’entretenir une correspondance avec Sigmund Freud ? D’avoir tout plaqué en France pour ouvrir une école de chant, de déclamation et de pantomime à New York ? D’avoir toujours surmonté la bêtise d’hommes bornés, avec audace et intelligence ? En 1938, déjà, la chanteuse publiait une lettre ouverte sur la condition des artistes. Malgré les affres de ton époque et ses propres déconvenues, ce n’est pas à un vague-à-l‘âme ras-des-pâquerettes que se livre Yvette Guilbert dans le milieu des cabarets. L’artiste, autrice et compositrice, interroge son temps et les consciences. Le ça, le moi et le surmoi, passés à la moulinette d’un « je ne sais quoi » irrésistible. La procession des textes, chantés-parlés à la perfection, font surgir une quête d’identité à tiroirs : celle d’Yvette, bien entendu ; celle des personnages de ses chansons, reflets fugaces du passé ; et celle du public, enfin, confronté à l’intensité de ce fragment de vie.

La simplicité de la disposition scénique alliée au talent de Jean-Pierre Gesbert au piano – qui donne aussi la réplique – sert à la perfection cette figure spectaculaire, courageuse et téméraire. On avait rarement parlé avec autant de finesse de l’artiste et de son art, de son rôle en société et de ses espérances. C’est toujours avec une infinie justesse que se forme devant nous le « Zeitgeist » du temps d’Yvette. L’air fantasmé des cabarets dévoile des figures ambiguës, toutes célébrées la fantastique musicalité de Nathalie Joly. Soûlarde, voleuse, putain, petite bonne, vieilles rombières et grosses bourgeoises ne font finalement qu’une avec les mythes du passés que connaît sur le bout des doigts l’artiste : Danaé, Sappho, Cléopâtre, etc.

Il ne fallait pas moins qu’une femme d’exception pour redonner des couleurs à Yvette. Sa plume magnifique ne pouvait pas être mieux servie que par une amoureuse de chanson et d’histoire qui travaille depuis plus de dix ans à exhumer les traces de cette femme disparue. Mais où sont donc toutes les Nathalie Joly de ce monde ?