© Simon Gosselin

C’est un coup de poing qui dure plus de trois heures. Le genre d’épiphanie qui rend pour un temps insupportable les banales interactions du quotidien et réclame que l’on s’en tienne à des réponses simples mais entières : pleurer, s’embrasser, baiser.

Il est dit que l’Histoire a trouvé sa fin : pourtant, les vies nouvelles continuent d’exister. Que faire ? Le sujet pénètre la scène contemporaine avec entrain et si certains font le choix d’une forme d’ironie légère, d’autres tentent d’y saisir une fresque anthropologique. Le pari est risqué, on le sait. Dans le mouvement organique du multiple à l’un, Mouawad réussit à offrir une figure palpable de la jeunesse sans renoncer à en montrer ses propres contradictions. Dix-huit voix gueulent les travers du passé et notamment de cette génération 68tarde qui n’en finit pas de garder pour elle toutes les clefs du pouvoir. La viande, la chair et l’esprit palpitants tentent ainsi de refaire corps avec le politique. Se réapproprier leur propre terrain de misère pascalien en faisant au mieux avec ce qu’on leur a donné sans que, de surcroît, on ne les empaille avec des mots et des idées qui les mettent à l’étroit.

Pour rassembler toutes les peurs, les colères et les frayeurs encore inavouées, Wajdi Mouawad propose de repenser les codes mêmes de la représentation théâtrale. Les tableaux s’enchaînent avec fluidité, du préambule monologué à la forme chorale homophonique, puis à la scène plus « classique » d’échange entre personnages conjuguée au superlatif pour tisser, enfin, une réinvention de la fable ; un muthos qui renoue avec le besoin de créer « du récit » et « du symbole ». Le texte évolue sur le fil, avec un rythme soutenu et corseté de mots toujours justes qui transpercent le cœur et l’esprit. L’attaque subie procède à une forme de régénération en mode thérapie de choc qui prend néanmoins le temps de dire ce qu’elle a à dire.

Construit sur une mise en abime glaçante, « Notre innocence » rejoue une urgence eschatologique de manière viscérale en prenant comme fil conducteur trois figures de suicides d’êtres réels et fantasmés. Un remède dans le mal cousu d’ironie : car le saut dans le vide se mue en une métaphore féconde pour désigner le geste même de Mouawad. Braver le vide pour éviter de se retrouver « génération-corridor » – nouvel hygiénisme par l’identique, nouvelle servitude involontaire. L’éclatement de ces voix révèle ce qui échappe aux yeux des aînés. Ensemble, elles cherchent à se réinventer un avenir, une nouvelle « Victoire », dans le fracas des larmes, l’émulation joyeuse et la saine colère.