(c) Richard Avedon – James Baldwin, Nothing Personal, 1964.

Dans la série des « Portraits », petites formes scéniques initiées par la Comédie de Caen, nous voici face à un double visage mis en scène par Elise Vigier : celui de James Baldwin et de Richard Avedon, écrivain et militant contre la ségrégation raciale pour l’un, célèbre photographe de mode pour l’autre. Rencontre pas tout à fait arbitraire car Baldwin et Avedon étaient amis à la ville et auteurs d’un livre d’entretiens et de photographies publié 1964, « Nothing Personal », qui constitue l’une des sources d’inspirations du texte écrit par Elise Vigier et Kevin Keiss.

En une petite heure, ces « Entretiens imaginaires » nous plongent ainsi dans l’intimité de deux figures majeures de l’Amérique des années 60 – que l’on connaissait chacune séparément mais réunies ici pour le meilleur – et évoquent leurs enfances, la formation de leurs identités artistiques, le rapport au père, à la politique… La trame se tisse dans le rapport entre l’intime et l’historique, cherchant à nous faire sentir à quel point la vie de ces artistes s’est vécue au rythme de leur époque et forgée dans le contraste entre l’idéal de liberté véhiculé par l’Amérique et la réalité sociale du pays, vis-à-vis de laquelle les mots de James Baldwin restent d’une actualité frappante : « Si une société permet qu’une partie de ses citoyens soit menacée ou détruite, plus personne dans cette société n’est en sécurité. » Les livres de photos qui jonchent le sol et qui sont projetées deviennent dès lors tout autant des témoignages d’une époque qu’une manière de nous interpeller, notamment par la mise en jeu biographique des comédiens.

Marcial di Fonzo Bo et Jean-Christophe Folly incarnent ainsi tour à tour Avedon et Baldwin, tour à tour eux-mêmes, ajoutant leurs propres photos de famille et récits aux souvenirs des personnages, dans un entremêlement dramaturgique extrêmement fécond. Manière de rappeler que les icônes sont aussi des hommes qui ont vécu et que nous sommes tous, peu ou prou et en fin de compte, aux prises avec les mêmes questions dont les plus saillantes sont toujours l’amour et la mort. En résulte un entretien imaginaire qui va « à sauts et à gambades », nous fait voyager dans le temps – le nôtre et le leur – portée par deux excellents comédiens et une mise en scène tout en sensibilité, qui aurait quelque chose d’un film en noir et blanc regardé un soir d’été pluvieux. Nous en ressortirons baignés d’images et animés par les mots de Baldwin-Folly (et par lui, de Keiss et de Vigier), auquel il mérite de porter une attention toute particulière.