« Comment est la nuit ? » demande Galilée, à demi-aveugle, à son oie blanche de fille à la fin de pièce de Brecht. « Claire », lui répond-elle. Cet échange crépusculaire, qui systématiquement émouvait jusqu’aux larmes Jean-Loup Rivière, avait donné son titre à son essai sur « l’amour du théâtre » : le dramaturge et théoricien, récemment disparu, considérait que cette question était inaugurale pour saisir l’énigme de cette passion pour la scène.
Éric Ruf, en montant “La Vie de Galilée”, semble aussi faire une lettre d’amour à un certain théâtre, classique, correspondant à l’idéal de belle facture qu’on imagine être celui de la Comédie-Française : la magnificence de la scénographie est sublimée par les lumières, et les comédiens évoluent dans cet écrin en costumes historiques. Cette virtuosité, si elle éblouit, est cependant sans surprise et s’apparente à une reconstitution d’apparat un brin illustrative quand il s’agit de traiter avec Brecht, même si cette pièce agace le plus souvent les partisans d’un brechtisme rigoriste – qui s’y frotte s’épique ?
Pas dans “La Vie de Galilée”, qui bat en brèche ses principes. Brecht entend avec cette œuvre, qu’il considérait comme « techniquement une grave régression » dans sa première version, toucher un public plus large, populaire. Au gré des réécritures, en fonction des enjeux de son époque (développement de l’arme nucléaire, nazisme, stalinisme), la pièce l’amènera à nuancer les théories qu’il élabore dans les années 30 et cherche à mettre en pratique : la fable et l’identification ne sont pas forcément les ennemis à abattre, et peuvent même se révéler être des moyens efficaces pour amener le public à réfléchir.
Comme Galilée avec Andrea, son jeune élève, représentant du public sur scène, le théâtre se fait didactique, pédagogique. La scène, comme cette lunette de télescope, devient un prisme pour regarder le monde, mais Éric Ruf ne surligne pas les parallèles – obscurantisme religieux, attaques contre la science – que l’on peut déceler entre la nôtre et celle de la fable : il entend seulement « poser l’équation de Brecht entre obscurantisme et lumière douteuse. » Mais ce retrait entraîne un manque de radicalité dans la lecture de la pièce, dont la mise en scène redouble finalement trop souvent le texte, au profit d’un bel objet scénique, mais qui ne nous secoue pas dans le velours rouge de la Comédie-Française. Pourtant, “La Vie de Galilée” pose des questions capitales, telle peut-on mourir pour des idées ? Le savant, dont Brecht avait écrit le caractère prosaïque, jouisseur et sensuel, sur lequel insiste le truculent et bonhomme Hervé Pierre, semble trop attaché aux plaisirs de la chair. Pourtant, malgré sa trahison, c’est lui qui, sur le long terme, gagnera la bataille.
Sur les toiles peintes, faites de détails de tableaux de maître, les anges de Fra Angelico semblent inquiets, les saints de Raphaël regardent les cieux abolis, craignant déjà de les savoir vides. Le pape aristotélicien, porteur d’espoirs vite dissipés, interprété toutes en subtilités par Guillaume Gallienne, sent bien qu’il se situe au point de bascule d’un monde bientôt saisi de vertige. Les coperniciens ont infligé ce que Freud conceptualisera comme la « première blessure narcissique de l’homme » : la Terre, loin d’être le centre de l’univers, est reléguée à la marge, puisque c’est en réalité une infime et insignifiante parcelle de l’univers. Le monde se met en mouvement, ébranlée ; mais la mise en scène d’Eric Ruf reste un peu figée, étriquée – rien de nouveau sous le soleil – même si on en prend plein la vue. Comment est la nuit ? Brillante.