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13 novembre 2015. L’Histoire bascule une nouvelle fois dans l’horreur, entraînant avec elle tout un peuple sidéré. À l’instar de Michel Vinaver tentant de cerner par les mots l’abomination des attentats de New York dans son texte « 11 septembre », Sidney Ali Mehelleb, par l’écriture et au plateau, donne corps aux mille pensées qui l’ont assailli le soir du 13 novembre, lorsqu’il s’est retrouvé enfermé, avec Aurélie Van Den Daele et les spectateurs, dans le hall du théâtre après que la représentation d’« Angels in America » eut été interrompue. Et il le fait de la manière la plus paradoxale qui soit : en installant sur scène une voix, celle de Caroll (Fatima Soualhia Manet), sorte de Macha Béranger incarnant une conscience politique imbibée de 1664, qui, depuis sa cabine radiophonique et armée de son micro, déverse dans nos oreilles un flot ininterrompu de paroles tandis que sa bouche est filmée et projetée au-dessus du plateau qu’encadre le public dans un dispositif bifrontal. Sous l’égide de cette voix, un couple de soldats – Il et Elle – appartenant à l’Opération Sentinelle se retrouve pris dans le mouvement de l’Histoire tandis qu’un panneau lumineux affiche les heures avant ou après ce qui n’est jamais nommé mais que tout le monde a en tête : l’immense fusillade qui a envahi les rues de Paris, semant la mort sur les terrasses, dans les cafés et au Bataclan. Nos deux soldats, à qui l’on a intimé l’ordre de rester à l’entrée de la salle de concert, font face à l’horreur sans pouvoir intervenir. Cette impuissance, qui fut la nôtre lorsque nous vîmes les premières images de cette nuit cruelle qui fut pour tout un peu peuple une nuit éternelle, va bouleverser leur existence ensoleillée.

Le mérite de l’écriture de Sidney Ali Mehelleb et de la mise en scène d’Aurélie Van Den Daele est d’avoir réussi à signifier, sans que jamais cela ne paraisse artificiel ou déconcertant, une temporalité qui tourne autour de l’Événement. Choisir deux êtres qui se sont arrêtés au bord du précipice et qui, pourtant, comme tous ceux qui ont accompagné les victimes ce soir-là, ont fini par chuter au fond du gouffre, permet d’étreindre l’indicible. Le texte est cependant inégal, peut-être parce que cette voix radiophonique, haut-parleur de nos consciences déboussolées, vient troubler la seule chose qu’on devrait respecter face à l’ineffable : le silence. Et pourtant n’est-ce pas ce que nous avons tous fait le soir de ce terrible attentat : parler, parler sans cesse pour éviter que notre pensée se fige sur l’horreur. Danser et faire la fête pour conjurer le sort.

Sans surprise l’acmé de la pièce, qui aurait pu (aurait dû) être sa fin, est une scène sans paroles, éminemment pathétique parce que silencieuse. La douleur de « Elle » (Sumaya All Attia) explosant au plateau dans un sanglot étouffé par les notes de « Purple Rain », le désespoir de « Il » (Sidney Ali Mehelleb) tournant autour de ce corps et de cette âme qui s’effondrent et ne sachant plus que faire pour les soutenir, nous rappellent que le théâtre n’est jamais si grand que lorsqu’il sait exprimer ce qui ne peut se dire.