Pour sa réouverture, le Lido, rebaptisé Lido 2 Paris, revisite un demi-siècle plus tard le classique des classiques de Broadway : « Cabaret » de Fred Ebb et John Kander. A la mise en scène, Robert Carsen recompose une tragicomédie vintage glam pas franchement révolutionnaire, mais efficace.

Lorsque l’on s’asseoit dans le mythique club des Champs-Elysées, il est difficile de ne pas avoir en mémoire les adaptations successives du musical, en premier chef la version cinématographique de Bob Fosse où triomphait Liza Minelli et, dans une moindre mesure, la réinvention scénique de Sam Mendes des années 90. Carsen opte pour une voix médiane : si le choix est ici de retrouver la partition de 1966, délestée des quelques morceaux cultes du film comme « Mein Herr » ou « Maybe This Time », c’est tout autant à la version de Mendes qu’il se rattache dans son explicitation visuelle du contexte historique, reprenant même des images des camps de concentration, funeste point de fuite conclusif. Car il y a dans « Cabaret » (comme dans « La Valse » de Ravel quelques décennies plus tôt), la représentation musicale d’un monde ancien d’insouciance et de légèreté qui se fissure et dont on projette l’inévitable dislocation. La Berlin des années 30 où se déroule l’intrigue est au bord de l’abîme et l’on passe la seconde moitié du spectacle à se demander si la bulle du Kit Kat Klub constitue un épouvantable déni de réalité ou au contraire un havre onirique nécessaire pour rééquilibrer des psychismes ravagés par la montée du nazisme et la guerre à venir. Les images documentaires sur l’ascension au pouvoir d’Hitler et ses harangues à la foule, sur fond de petite musique bucolique de « Tomorrow belongs to me », est toujours aussi glaçante, comme l’est l’image ambiguë de fin du premier acte, tous les personnages, contaminés par le fascisme rampant, faisant un salut nazi avant le noir de l’entracte (on ne peut que penser au « Catarina » de Tiago Rodrigues qui convoque une similaire sensation de malaise). Reste qu’on aurait souhaité un peu plus de finesse dans l’évocation politique, particulièrement dans le montage final qui mêle Hitler et Fidel Castro et laisse pour le moins perplexe.

Tout aussi peu subtil, mais d’une pertinence salutaire, est le surlignage systématique des problématiques économiques, à tel point qu’il est question d’argent dans chaque scène ou presque. Le rôle de Fräulein Kost, dont la petite vertu indispose sa logeuse (impeccable Sally Ann Triplett), est crucial car il met en exergue, par une cruelle ironie, la vision d’un enfer capitaliste dans lequel tous les rapports humains sont finalement tarifés. Carsen a d’ailleurs misé sur la chanson « Money » pour envoyer le paquet en scénographie symboliste – montagne de lingots d’or au sommet duquel trône une cuvette de toilettes. Pour ce qui est de la forme, au-delà de quelques mineurs problèmes d’ajustement musicaux et chorégraphiques qui seront réglés au fil des représentations, plus regrettable est le manque de parti-pris esthétique fort, comme si la peur de perdre le public traditionnel du Lido avait freiné toute tentative plus radicale. Carsen n’abuse ni de néo-expressionnisme, ni d’hypersexualisation des corps (bien que deux ou trois séquences mimées soient un peu lourdingues), ce qui est tant mieux, mais on aurait aimé voir davantage représentée l’audace que présageait l’affiche et le visage expressif de l’excellent MC Sam Buttery. Malgré ces réserves, « Cabaret » reste une production efficace et bien menée, avec quelques choix pertinents : celui, par exemple, d’interpréter le shakespearien « Life is a cabaret » par une Sally Bowles (Lizzy Connolly) accentuant son désarroi et ses fragilités vocales plutôt qu’à la façon d’une Liza Minelli tout en minauderies. Si le spectacle de Carsen ne sera probablement pas celui qui aura réussi à convertir immédiatement le Lido en Broadway parisien, gageons d’y voir un tentative appréciable d’inaugurer une nouvelle programmation dépoussiérée et plus moderne.