À l’été 1947, pendant que Jean Vilar traîne ses guêtres au palais des Papes d’Avignon, où il élabore une première version du festival, Albert Camus planche sur le manuscrit de « L’État de siège ». Le texte paraîtra l’année suivante, sorte d’extension théâtrale du dispositif philosophique exposé dans « La Peste ».
N’ayons aucun doute : Charlotte Rondelez et sa Compagnie des Éclanches ont compris qu’« État de siège » est d’une modernité sans faille. Dans la ville-concept (même si supposément identifiée au Cadix espagnol) où se trame l’intrigue, les esprits sont torturés par une peur qui les réduit en esclavage. Peur d’une maladie, une peste, dont on ne sait pas grand-chose, tant elle baigne dans son jus d’abstraction. Seul l’incontournable révolté, force pure et juvénile, parvient à rompre le cercle du tragique et à libérer ses frères humains, au nom de l’amour.
Bref, les images d’Épinal camusiennes débarquent avec leurs gros sabots. On connaît le problème qu’a posé ce théâtre : la succession de sentences lourdes et pléthoriques, tendues par un fil nettement trop théorique. Camus le philosophe se prêterait mieux au jeu du roman et de l’essai qu’à celui de la scène… Mais le projet est ici métamorphosé : « État de siège » redéfinit la cadence et l’expression du texte, sans jamais le trahir, grâce à une brochette de six comédiens impeccables. Le dispositif tient de la marionnette et du burlesque absurde, quelque part entre les « Têtes à claques » et « South Park ». Et ça fonctionne. Le rire s’enclenche, sans qu’on perde jamais la profondeur de la dramaturgie et de la pensée de l’auteur.
À sa sortie, la pièce de Camus fait un four. Paul Claudel, la tête sans doute farcie par sa récente accession à l’Académie française, commente : « Mauvaise pièce, confuse, déclamatoire, sans émotion. Une agitation frénétique qui fatigue sans impressionner. Rien de plus froid que ce symbolisme abstrait. » Exit la mise en scène de Jean-Louis Barrault. On aurait aimé que l’immortel vienne faire un tour aux 3 Soleils, ou au Théâtre de poche, où fut créé en 2014 le spectacle de Charlotte Rondelez. Qu’il y découvre de quelle façon les mots de Camus résonnent quand ils sont entraînés par une énergie jeune, créative et distanciée !
Pointer du doigt les mailles de peur et de contrôle qui enferment et aliènent l’homme
Aujourd’hui encore, « L’État de siège » reste dans l’ombre de « Caligula » et des « Justes ». « Il y a dans le texte une confusion certainement volontaire et assez hypocritement amenée entre tous les régimes d’autorité », se lamente l’écrivain Roger Vailland en novembre 1948. Le reproche qu’on adresse à Camus à l’époque est exactement celui qui rend « État de siège » un spectacle indispensable aujourd’hui : car là où le rôle de l’intellectuel se révèle crucial, ce n’est pas seulement dans sa dénonciation des claquements de bottes militaires ou fascistes. Mais dans sa capacité à pointer du doigt les mailles de peur et de contrôle, souvent invisibles, qui enferment et aliènent l’homme, y compris dans nos sociétés dites « démocratiques ».
À l’heure de l’audimat et de la téléréalité, de la trahison des nouveaux clercs et de la collusion des classes dirigeantes, de l’élargissement du spectre des politiques sécuritaires et des épouvantails brandis par nos représentants fantoches trop « occupés d’être heureux » sans se soucier du bonheur des autres, il était opportun de déclamer, sur une scène, quelques vérités avant-dernières. Merci à Charlotte Rondelez et à sa bande de joyeux illuminés d’avoir porté le sens de la révolte jusqu’à nous.