La fabuliste à la fourrure

Tigern

© Urban Jörén

© Urban Jörén

C’est une fable contemporaine qu’écrit Sofia Jupither, et dont elle passe en revue les éléments structurels majeurs. Le modèle universel d’une ville modèle, avec son centre et sa rue historiques, ses quartiers riches et pauvres, ses allées touristiques et ses principaux lieux de service. L’humanisation des animaux et le trait animal dans l’Homme. Le format court et le jeu littéraire et théâtral propre à l’énonciation. Le tout en faisant usage d’un ton simple, franc, qui passe en revue une large palette de registres. Mais en réunissant ici les codes anciens du genre, la metteur en scène suédoise joue à la lettre le jeu du fabuliste en réactualisant le propos selon son époque. Si le thème de l’adversité ou encore de l’altérité avait déjà pu être traité par le passé (pensons à « Le Lion et le Rat »), celui-ci est repassé au filtre de la société moderne et de ses angoisses propres. « Tigern » (ou « La Tigresse ») est l’occasion de confronter les personnages stéréotypés et le public à « l’Autre » ; à cet indicible qui inquiète et qui bouleverse un quotidien faussement irascible.

Indéniablement, le propos au fondement de la présente pièce est politique dans son essence même. Mais Sofia Jupither fait le choix de l’ancrer immédiatement dans un esprit très vivant. C’est justement en raison de sa nature particulièrement surprenante que la métaphore de la tigresse est un prétexte théâtral idéal. Elle devient la source prolifique qui donne naissance à un florilège de portraits psychologiques à la Isben ou plus directement moralistes. Allant du modèle lafontainien à celui de La Bruyère, ils tissent la mosaïque des réactions face à ce qui leur semble être absolument étranger.

Le parti pris de Sofia Jupither, quoique travaillant une certaine naïveté désarmante, est faussement léger. Car, pris en étau par un mur qui coupe le plateau en une ligne assez proche du bord de scène, les comédiens ne peuvent se dérober au regard du public ni développer une fioriture scénique qui viendrait alourdir le texte déjà très explicite. Au contraire, même, le point de fuite consiste à présenter initialement la suite des différents tableaux en une sorte de vaste documentaire où l’on prétend rapporter fidèlement la parole de témoins ayant croisé à différents endroits et moments la tigresse sortie de sa cage.

Dans ce glissement vers la forme irréaliste de la fable animale, la metteur en scène interroge directement la manière dont chacun fait la part des choses avec sa propre morale, arrangeant quand il le souhaite son regard sur ce qui lui est différent. D’ailleurs, la langue du texte (suédois) résonne pour le spectateur français à la fois comme cet élément étranger et intrigant mais aussi très plaisant par sa mélodie toute nouvelle, parfaite mise en abyme de l’esprit de l’actuelle fable.

Il n’est pas question ici de grande révélation politique ni même dramaturgique. Le petit coup de théâtre final relève en fin de compte plus du clin d’œil que d’un parti pris franchement transgressif. Voilà plutôt quelque chose de court et de rafraîchissant, et qui n’offrira pas plus qu’un joli divertissement doublé d’une tout aussi gentille morale. Et malgré le plaisir qu’on en retire, c’est peut-être dommage, car la distribution offrait de quoi travailler une palette de possibilités scéniques et textuelles hautement intéressantes – avec un jeu d’une sincérité et d’une subtilité tout à fait convaincantes.