De l’image mentale

La Traversée des apparences

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Si René Char affirme que « les mots qui vont surgir savent de nous des choses que nous ignorons d’eux », il en va de même avec les photographies de Bruno Boudjelal. Il semble très vite curieusement important de partir des images et non pas, comme le bon sens le voudrait, de celui qui les fait naître. Parce qu’il est dans ce cas un peu facile de rappeler les origines franco-algériennes de Bruno Boudjelal, de restituer son voyage en Algérie et sa découverte de la photographie dans un cadre de tentative de reconstruction biographique. Parfois, l’histoire se suffit à elle-même et empêche certains d’accéder à la puissance de l’instant capté. Dans le bel espace de la galerie de la Filature, à Mulhouse, l’absence de cartel évite déjà soigneusement cet écueil. Seuls les titres des cinq séries exposées guident l’imaginaire de ceux qui regardent et invitent à une traversée qui n’est géographique que dans les faits.

Une première série, immaculée a priori, attrape l’œil immédiatement ; « Les Paysages du départ » sont nés d’un accident. Une surexposition, une brûlure de la pellicule fait advenir des images fantomatiques où seules quelques lignes s’accrochent encore. Ici, l’accident révèle l’essence du projet ; les images, telles qu’elles se donnent à voir dans cette soudaine prise d’autonomie, sont celles de la mémoire de ceux qui quittent. Le photographe souhaitait capturer la dernière image, la vue de l’embarcation, l’éloignement contraint de la terre natale, et ce sont des bribes vibrantes mais lointaines de souvenirs qui sont ainsi exposées. Comme la voix de l’être aimé disparu qui se perd dans les méandres de la mémoire mais qui laisse une trace légère, prégnante et malgré tout indélébile.

Le refus général de la netteté dans l’œuvre de Bruno Boudjelal induit deux notions complémentaires et subtilement paradoxales. En première lecture, le mouvement, puisqu’il est question d’un retour aux origines inconnues, d’un voyage panafricain, en Algérie d’abord et encore, puis de Tanger au Cap ensuite. Au-delà même du déplacement, il s’agit aussi du cheminement des images elles-mêmes, comment elles vont ensemble faire sens et créer une histoire, un paysage mental, une pérégrination faisant fi du temps et de la distance. La série en noir et blanc « Frantz Fanon » résiste au plan établi, à la logique documentaire mais se rend présente et possible dans un temps qui est le sien, au gré des rencontres. Ensuite, ce flou très personnel, récurrent sans être automatique, est comme le voile du pasteur dans la nouvelle de Nathaniel Hawthorne : un dimanche matin, les paroissiens sont stupéfaits de voir apparaître leur pasteur le visage couvert d’un voile noir descendant jusqu’à la bouche. Pas un seul instant le pasteur ne renonce à ce voile, jusqu’à sa mort, il ne donne aucune justification pour cette étrange décision. On ne sait si ce voile est un signe d’expiation ou de sacrifice, un déguisement ou un masque, un geste d’humilité ou d’orgueil, s’il faut le lire comme la marque d’une faute ou de sa punition. Le voile de Bruno Boudjelal interroge de même sur le rapport entre représentation et négation du paraître. Il repense la puissance de l’image. Son voile incite autant à voir qu’à penser l’invisible. C’est un emblème qui affirme avec force la nécessité du regard, la nécessité de regarder la représentation, mais aussi la nécessité de voir ce qui n’est pas, ce qui n’est plus ou n’a jamais été et ne peut être représenté. Comme le lien à cette terre, sans cesse questionné, seulement sienne par le sang des pères et par un indicible fil qu’il cherche à suivre et à exhumer.