Filiation métallique

Man anam ke Rostam bovad pahlavan

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C’est un étrange couple qui nous accueille dans la lumière crue des services. Un homme est debout, harnaché de la tête aux pieds. Serait-ce un prisonnier sous haute surveillance prêt à subir la torture, ou un homme de science sur le point de réaliser sur lui-même sa prochaine expérience ?

Il est relié par un impressionnant mécanisme de fils et de poulies à un étrange squelette de métal dont chaque « os » est une tige articulée et aimantée aux autres. À chacun de ses gestes la créature de fer semble répondre en miroir dans un bruit de ferraille. Au loin, des bouteilles alignées, servant visiblement de contrepoids, se lèvent et s’abaissent toutes seules au gré des mouvements, comme les touches d’un clavier d’orgue mécanique. L’homme ficelé cherche d’abord les limites de ses déplacements, comme on se réveillerait sur un lit d’hôpital, vérifiant méthodiquement la réponse de chaque membre. Son vis-à-vis l’imite, avec cette étrangeté propre aux êtres mécaniques qui glace le sang et fascine à la fois. L’homme découvre le pouvoir qu’il peut avoir sur cette marionnette grandeur nature qui lui « obéit ». Ensemble ils dialoguent, se meuvent jusqu’à la danse, une danse agitée de soubresauts dans les nappes et les pulsations de la musique électronique qui accélère. Tout se mélange dans un tourbillon cathartique où l’on ne sait plus dire qui manipule qui.

Voici un spectacle bien envoûtant. Le chorégraphe-performer iranien Ali Moini compose à la fois une atmosphère et une dramaturgie très riches autour de cet étrange duo. Il nous fait voyager du mythe de Pygmalion à Frankenstein en passant par Pinocchio. L’homme cherche à donner la forme qui lui convient à sa créature, pouvant parfois se tromper, la rendant hideuse ou incapable de se mouvoir. Il est pris de frénésie en réalisant ce qu’il est capable de lui faire faire, craignant aussi à tout instant que le mécanisme ne se retourne contre lui. Il semble prier pour qu’elle devienne « vraie », forçant sans trop y croire le destin en l’habillant de chair dans le silence. On pense également à la motion capture, cette technique qui consiste à recouvrir de capteurs un comédien pour qu’il réalise les gestes d’un personnage virtuel. Ici, c’est comme si cet artifice un peu sophistiqué était décortiqué et renvoyé à une mécanique physique et non numérique, et par conséquent à sa nature première : le transfert d’information est échange de mouvement. Côté public, on s’identifie tour à tour au créateur et à sa créature, la frontière qui sépare les deux figures est mince. D’autant que la relation qui s’installe entre l’homme et la machine est tout à fait communicative. On se sent à la fois effrayé, attendri ou révolté par ce pantin. Tantôt pensant contrôler l’œuvre, tantôt prisonnier d’elle, désespérant de la rendre plus proche de soi, Moini questionne notre rapport à la paternité, à la transmission mais aussi à l’inspiration. D’où proviennent nos actions, nos pensées et quelles résonances ont-elles sur le monde ? Le titre du spectacle est un proverbe iranien qui se traduit ainsi : « C’est par Rostam que j’hérite de ma gloire », ce qui signifie que le succès vient toujours de l’imitation du maître. Que l’on soit créateur, disciple ou progéniture, l’invention pure n’existe pas. Tout se joue dans le passage de témoin. Seule solution pour s’en sortir alors, s’affranchir de sa production (réelle, technique ou artistique), couper les fils et la laisser s’élever au-dessus de nous.