Depuis toujours l’histoire se joue de nous, et peut-être qu’en ce mois de mai celle-ci vient de nous faire sa meilleure blague. Certainement aussi la plus triste, car voilà qu’au sentiment permanent de surpuissance d’un homme gonflé à la bêtise depuis plus de deux mille ans elle a choisi de répondre par un geste simple mais d’une beauté crasse : la mise en scène du suicide de son enfant chéri, l’histoire de l’art. Et pas n’importe où. Ce lundi 8 mai à 10 heures du matin, cette garce est venue agoniser vingt-quatre heures durant au cœur de l’Europe, dans le ventre même d’un palais Dynastie construit en 1958 pour accueillir les orgueils monstrueux d’hommes politiques dont plus personne ne se rappelle les noms.
Ce n’est pas que cette monstration de la mort de l’art ou de son histoire soit l’objectif intrinsèque de Carsten Höller, qui proposait à quelques personnes de se retirer du monde le temps d’une fraction de révolution. Mais dès l’instant où cette tentative devient œuvre par le simple fait de son inscription au registre des morceaux d’art que nous propose le Kunstenfestival, alors se pose la question de l’achèvement de l’histoire de l’art, et s’impose la nécessité d’un état des lieux.
L’art sans artiste est-il de l’art ? L’homme se suffit-il à lui-même pour faire œuvre ? Et le mot « art » apposé sur un geste fait-il automatiquement de celui-ci autre chose que ce qu’il est ? Ces questions ne cessent de se poser depuis l’urinoir de Duchamp, mais le fait de les investir à nouveau en 2017 dans ce lieu de cette ville amène à s’interroger sur notre rapport à l’histoire et sur sa dualité avec la mémoire. Ici, cette performance dont seul le public constitue la sève sonne comme un rappel adressé à chacun de nous de ce que Paul Ricœur évoquait quand il parlait de « l’impossibilité de trancher […] la compétition entre vœu de fidélité de la mémoire et recherche de vérité en histoire ». Car quoi faire de ce geste de Carsten Höller ? Doit-on le jauger à l’aune de l’histoire de l’art, dans laquelle il s’inscrit de facto, ou bien doit-on le considérer simplement eu égard à l’intensité de l’expérience ? Le geste semble si vain et si fort à la fois que seul l’individu qui le vit peut le juger, et que l’histoire n’a plus voix au chapitre, d’où le sentiment d’assister si ce n’est à sa mort, en tout cas à sa négation. En fin de compte, comme le disait aussi Paul Ricœur, la charge de la décision revient donc au destinataire de l’événement : « À ce dernier de faire la balance entre l’histoire et la mémoire », nous disait-il. À ce dernier ? À vous, à moi, seuls aptes à écrire cette histoire sur les pages de laquelle plus rien ne s’inscrit.
Alors voilà, c’est à la fois triste et sublime, tant ce geste nous oblige et nous lie à la vie. Au laisser-aller originel. Car dans cette salle, pendant vingt-quatre heures, plus rien n’existe d’autre que le corps et son âme, que le spectateur se doit d’accepter de laisser vivre, peu importe la destruction de l’histoire. Ainsi peut-être parviendra-t-il enfin à embrasser cette si belle formule gravée dans l’anneau du roi Salomon : « Cela aussi n’aura qu’un temps. »