Le temps des Rencontres, l’Eglise des Frères-Prêcheurs s’est muée en une ville tentaculaire, avec ses tours monumentales, ses appartements standardisés et ses métros bondés. Rétrospective enthousiasmante de l’œuvre de Michael Wolf, « La vie dans les Villes » met en scène une sélection de photographies choisies parmi une dizaine de séries et une cinquantaine de livres : toutes explorent la complexité visuelle des espaces urbains et interrogent, en creux, l’humanité qu’elle recèle.
De Pékin à Paris, Tokyo ou Chicago, c’est d’abord la densité urbaine que scrute l’objectif de Michael Wolf depuis une vingtaine d’années. Dans la série « Architecture of Density », réalisée dans la mégalopole de Hong Kong, 53 000 âmes au kilomètre carré, les immeubles de béton deviennent des compositions abstraites. L’installation – située au cœur même de l’exposition – est spectaculaire, oppressante aussi. Les photographies grands formats, suspendues à des filins d’acier, cadrent au plus juste les bâtiments colorés, n’offrant aucune échappatoire au spectateur : il n’y a plus ni ciel, ni sol, la perspective est abolie et les constructions aux motifs géométriques envahissent tout le champ visuel, dans une sorte d’urbanité exacerbée.
La série « 100×100 », dans un style plus documentaire, offre une plongée à l’intérieur de ces bâtiments et présente leurs espaces de vie confinés : Michael Wolf a immortalisé 100 appartements minuscules de 100 pieds sur 100 (3x3m) dans un complexe d’habitat social, habilement présentés au spectateur dans un espace clos de mêmes dimensions (3x3m). On passerait des heures, fascinés, à contempler les détails qui marquent l’individualité, la trace unique de chacun dans ces logements de taille identique… mais on étouffe !
Direction « Tokyo Compression », à l’autre bout de l’Eglise des Prêcheurs, qui sur le même thème, offre une échappée poétique réjouissante : Wolf s’est posté sur les quais du métro de Tokyo pour capturer, à travers les vitres, l’intérieur des rames de métros bondés. Comprimés les uns contre les autres, les voyageurs subissent la promiscuité terrible des heures de pointe et se retrouvent écrasés contre la vitre. Dans la moiteur, certains personnages semblent plongés dans une méditation un peu irréelle, quasi-mystique, quand d’autres tentent désespérément d’échapper au regard inquisiteur du photographe en se cachant les yeux de la main.
Michael Wolf invite, avec ses clichés, à une réflexion sur le voyeurisme ordinaire de la vie citadine. Véritable peep show urbain, la série « Transparent City », juxtapose des plans larges d’immeubles de Chicago et des focus sur les détails de la vie intime de leurs occupants… plaçant le spectateur face à la tentation. Après tout, n’est-ce pas l’une des joies du promeneur nocturne, que de pouvoir observer à loisir la vie dans les bâtiments ? Nous succombons avec délice.
Écho virtuel de cette série, « Paris Google Street View », présente – quant à elle – des photographies très grands formats d’images dérivées de Street View. Leur texture ultra-pixellisée n’est pas sans rappeler les œuvres de Roy Lichtenstein ou les sérigraphies de Warhol : on aperçoit au détours d’une rue un couple enlacé sous un porche, une femme qui pisse derrière une voiture ou un motard qui fait un doigt d’honneur… plaisir des yeux, joie de la transgression !
Mais ce qui touche le plus est sans doute l’attention particulière que porte Michael Wolf à l’humanité qui façonne la cité : que ce soit dans la série « Hong Kong Assemblage Deconstructed » qui présente les objets hybrides insolites récoltés dans les rues de Hong Kong – mélanges de parapluies, de ficelles, de sacs plastiques et de cintres – ou les « Bastard Chairs », collection de chaises bricolées, trouvailles de Wolf au cours de ses déambulations dans les rues de Pékin : les photographies et installations de l’artiste transfigurent la banalité du vernaculaire et invitent, avec humour, à se pencher sur la fantaisie, la créativité et la poésie que la ville recèle.
Happé par la scénographie sensible de Roland Burschmann dans tout l’espace d’exposition, on excusera volontiers le manque de subtilité de la mise en scène de la série « The Real Toy Story », qui dénonce, sans grande originalité, la surconsommation de nos sociétés urbaines: un amoncellement de jouets en plastique « Made in China » collectionnés par l’artiste, ont été placés en regard de portraits d’ouvriers chinois travaillant sur les chaines d’assemblage… un peu facile.
Mais qu’importe, le spectateur sortira ravi et épuisé de cette église concentrée d’urbanité, comme après une journée passée à arpenter les rues d’une mégalopole. Avec le sentiment délicieux d’avoir rencontré un artiste visuel majeur qui poursuit inlassablement les traces d’humanité de cette ville-monde, singulière et universelle, que nous partageons.