Asia Focus 2018

La forme qu’un artiste utilise pour énoncer sa pensée dévoile toujours quelque chose de l’idée qu’il se fait de l’art qu’il embrasse. A cet égard, deux des performances proposées en ce moment par l’Asia Focus du Musée d’Art Moderne et Contemporain de Séoul sont intéressantes tant elles illustrent justement le débat ancien qui entoure l’idée d’un théâtre de divertissement et celui, plus récent, sur la question de savoir si les moyens techniques mis à sa disposition doivent être utilisés au service de la création d’un imaginaire ou bien de la perception du réel.

Qu’il s’agisse du Singapourien Ho Tzu Nyen et de sa pièce “The Mysterious Lai Teck” ou du Japonais Meiro Koizumi avec son “Sacrifice”, chacun s’amuse pleinement des opportunités qu’offrent les nouvelles technologies, le premier en faisant intégralement interpréter le récit de sa pièce par un robot, et le second en proposant une performance filmique solitaire en réalité virtuelle. Si ces deux propositions ont le mérite de faire vivre à leurs spectateurs une expérience inédite, reste que la présence sur le plateau de ce robot humanoïde abonde dans le sens d’une modernité destructrice qui remplace sans proposer, alors que Meiro Kozumi s’essaye à quelque chose qui nous laisse entrevoir ce que la technique peut avoir de créateur au théâtre, et c’est assez rare pour être souligné.

Après des années de vidéos mal maîtrisées et de lumières stroboscopiques abrutissantes, voici en effet qu’un artiste arrive et nous démontre d’une part que la technique peut être mise au service d’autre chose que de la preuve faite par l’Homme à lui-même de son intelligence (« regardez, nous savons faire des robots! ») et d’autre part, que la modernité doit être utilisée autrement que comme la simple réplique de l’esthétique du réel. Ainsi, alors que Ho Tzu Nyen ne maîtrise l’outil que pour répliquer l’imagerie de ce “réel pétrifié” dont parle Maurice Gaudelier, le film en réalité virtuelle de Meiro Koizumi s’ancre lui aussi pleinement dans le réel puisqu’il nous fait revivre la perte de ses proches par un homme qui a vécut la guerre, mais aborde l’esthétique comme annexe, pour n’en retirer que ce qui compte finalement et qui jusqu’à présent faute de technique était si difficile à montrer : non pas la vision du réelle, mais son vécu.

Embarqué à la première personne dans la tête et les yeux de ce personnage qui nous raconte la difficulté de la disparition, le spectateur devient cet homme et adopte ses gestes. Jusqu’à devenir l’autre ? Peut-être pas, mais le mettant de facto dans l’obligation d’éprouver une part de sa peine bien au de la de la pensée : dans son corps. Ce faisant, c’est l’eurythmie antique de Vitruve que l’artiste fracasse, pour faire de l’art ce miroir brisé du quotidien de l’autre et de ses pleurs, nous amenant à vivre enfin ce surréel que jusqu’alors seule la religion incarnait. Ce surréel comme événement philosophique et sensitif « plus réel que la vie réelle », ainsi que le dit également Gaudelier. Ceci pourquoi, vous direz-vous ? S’il s’agit simplement d’éprouver l’horreur de l’autre dans sa chair pour retourner à sa vie une fois sorti de la salle, ne serait-ce pas faire de l’outil technique ce médium de l’obscène qu’il a si souvent été ? A nous de le transformer, et c’est exactement ce que nous dit la voix du personnage que nous incarnons dans cette performance l’espace d’une vingtaine de minutes alors que le film se termine par ces mots : “Ceci est mon corps, ce corps dont je cherche à m’échapper. Sauras-tu m’emmener avec toi ?”