Les idiots

De(s) personne(s)

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Avec « De(s) personne(s) », Julie Coutant et Éric Fessenmeyer (Cie La Cavale) signent une œuvre majeure pour cinq danseurs perchés entre être et néant, cherchant fougueusement à agréger les contours de leurs corps incertains.

« De(s) personne(s) » imagine une danse avant que le groupe n’existe – une danse régressive. La danse se constituant en tant que danse et le groupe en tant que groupe : la danse avant le mot « danse » et avant qu’elle ne danse… Cinq danseurs veulent vivre en tribu, lorsque les règles primitives ne les assujettissent pas encore. Ils cherchent à répéter des actions primaires pour que, tacitement, un premier contrat social émerge. Structures du nerf à peine durci : action(s), réaction(s), d’accord, pas d’accord. Même les corps ne sont pas encore des corps (muscles, tendons, organes) – plutôt de l’informe en quête d’holisme : devenir moi, devenir nous… Le mouvement parle pour lui (les mots ne sont pas encore des mots) : gestes tracés, seuls, à plusieurs, corps qui s’agrègent et se désagrègent, organes en bouillonnement (grossissent, grandissent)… Il faut se distinguer peu à peu du chaos : découvrir sa forme par la distinction. « Je ne suis pas rien », « je ne suis pas autrui » : m’y fondrais-je ? Se frotter à l’autre pour trouver son idiotie : l’idios grec, « le particulier », « ce qui est à soi ». Folle expérience ontologique que de trouver sa particularité (ainsi de Lionel Bègue, qui répète un génial pas chevalin)… Chaque danseur idiot se noie et se dissipe dans le groupe : il n’est (presque) personne dans le groupe de personnes. Autant de cellules qui se confrontent et se multiplient, chacune défendant ardemment son génome. « De(s) personne(s) » est un tissu de microrelations érigé contre l’isomorphisme, et parfois comblé par la pulsation : les corps, alors, traversent d’éphémères phases d’harmonie… La tribu apparaît, brute et brutale, différente de la somme de ses parties : un surplus d’être libérant une formidable énergie. Les idiots œuvrent alors à tout un monde de particularités : car lorsque les corps sont presque des corps, au fond, il en va de même pour l’espace et le temps. L’ombre d’un ventilateur menace la scène : un hors-champ visuel et sonore (mis en son par Thomas Sillard) frissonne au-dessus des danseurs ; le monde naît et bruit au-delà du plateau métamorphique (asile, prison, toit ?), proto-espace et ouvroir de pensée pour l’exégète qui y a installé son imaginaire.

« De(s) personne(s) » est un spectacle logique en théorie. Ses variables scientifiques se cachent probablement quelque part en deçà de l’intelligence : une (méta)physique germant derrière l’obscurité de l’empirie… Ne reste pour le spectateur qu’à atteindre un certain stade d’égarement pour percevoir de fugitives paréidolies – ou comment produire du sens à partir de l’abstrait et de l’informe (on le fait bien pour les nuages). Le spectateur interprète la génétique du groupe : où, quand, pourquoi ? Recherche tout aussi vaine que cruciale : le spectacle est « dans ce que pensent les yeux », pour voler une formule de Cézanne. Il faut dire que « De(s) personne(s) » est un spectacle important, parce qu’il réconcilie avec magnificence la démarche et l’émotion, confondant passablement la forme et le fond de l’essentielle idiotie humaine ; le bon spectacle n’est-il pas précisément celui qui les indifférencie ?