Témoins sans contact

Il pourra toujours dire que c’est pour l’amour du prophète

© Christophe Raynaud de Lage

Au gymnase du lycée Saint-Joseph, le metteur en scène franco-iranien présente une forme de théâtre oratorio écrite à partir d’entretiens faits avec des jeunes gens originaires du Moyen-Orient ou de pays méditerranéens. Ces récits initiatiques racontent à la fois une quête d’identité sexuelle LGBT et la persécution qui en résulte dans le contexte de guerre, de dictature ou de crise politique que vit leur pays. Persécution qui les conduira à l’exil. Les premières amours, les premières étreintes fiévreuses font vite place à la violence dans la réaction des proches ou des communautés, jusqu’à la torture quand l’intolérance devient l’instrument du totalitarisme, et enfin la fuite pour survivre. C’est donc à travers le prisme de l’identité sexuelle que Shaheman nous demande d’observer les mécanismes de la guerre. Un prisme furieusement efficace, car cet « écart de conduite » que constitue une sexualité LGBT pour les sociétés traditionnelles, cette distance par rapport à la norme en place, permet de révéler d’autant mieux tous les ressorts de manipulation, d’aliénation et d’asservissement dont usent les pouvoirs religieux ou communautaires.

Ces témoignages sont éclatés, répartis en plusieurs voix, celles de la quinzaine de comédiennes et comédiens de l’École régionale d’acteurs de Cannes et Marseille. Une mosaïque à reconstituer, à trier même parfois, car il arrive que les récits s’entremêlent et que l’oreille doive faire un choix. Chacun raconte au micro sa pièce du puzzle, au sol ou debout, dans son petit territoire de jeu, à bonne distance des autres. Chacun crée autour de lui une bulle narrative dans la pénombre. Les costumes sont quotidiens. Les mouvements sont rares : une posture qui change, juste de quoi ne pas s’engourdir. Les acteurs se laissent porter par leur plaisir à rentrer dans le texte, bercés par la musique qui guide l’émotion. La création musicale de Lucien Gaudion est remarquable. C’est une vraie pièce dans la pièce, faite de nappes envoûtantes et de forte percutants.

Ce spectacle est puissant dans la force des témoignages qu’il véhicule et par son minimalisme radical, mais il laisse une sensation étrange de mise à distance, notamment dans l’absence de traitement des corps. Bien sûr, l’exercice du témoignage est extrêmement périlleux, et on comprend la prudence de ne pas flirter avec l’incarnation réaliste. Mais dans ce cas, pourquoi convoquer une telle troupe sur scène, avec tant de corporalités différentes, si rien ne vient les réunir ? Ni l’éclatement de la parole en plusieurs interprètes ni le traitement vocal ne semblent vouloir les rassembler. On espère jusqu’au bout un tutti ou un mouvement commun qui nous permettrait à tous, acteurs et spectateurs, de faire corps ensemble et de créer ainsi un vrai moment (un rituel) de communion avec cette jeunesse persécutée, mais il ne vient pas. Si beaux, étonnants et poignants que soient ces témoignages, ils ne nous sont jamais vraiment adressés. La salle est mise à l’écart. Nous accédons à l’intimité de ces personnes réelles sans véritablement pouvoir entrer en contact avec elles, comme si une barrière était encore volontairement mise entre nous. Ce sentiment est d’autant plus gênant que les récits parlent tous d’exclusion et invitent au contraire à l’empathie et à la fraternité. Cet oratorio donne à entendre mais, hélas, pas à rencontrer.