Nous sommes au cœur du quartier de la Belle-de Mai à Marseille, et comme le dit l’un des personnage du documentaire « Péril sur la ville », « l’un des quartiers les plus pauvres de France et d’Europe », punchline qui ne ferait pas rougir un journaliste d’Envoyé Spécial. Pourtant, rien ne s’éloigne plus du format télévisuel classique sur les « quartiers » que ce documentaire de Philippe Pujol, prix Albert-Londres 2014 (déjà pour un travail sur Marseille), qui se remarque par sa délicatesse et son absence de matraquage verbal.
Laissant toute la place aux habitants qu’il rencontre et qui deviennent de véritables personnages, Pujol invente une caméra flâneuse, captant peut-être par là quelque chose d’un art de vivre à la marseillaise, une forme de vie bien à elle qui se fait ici forme esthétique. La caméra paresse contre les façades d’immeubles et nous entraîne dans les bribes de conversations en forme de portraits captés au bord du bitume, sur le pas de la porte, rappelant qu’ici l’existence se déroule avant tout au-dehors. Histoire de climat, en surface, histoire de classe, en-dessous : la vie sur le pavé, cueillie au croisement des rues, permet d’oublier les intérieurs vétustes, exigus et insalubres qui se laissent deviner sous la parole de l’expert immobilier sollicité par la mairie pour « remodeler » les environs. La toile de fond, ce « péril » qui se lit en filigrane tout au long du film, est bien celui d’une politique de la ville qui en assainissant, ouvre la voie à la perte culturelle d’un quartier où les sédimentations historiques, liées aux différentes vagues d’immigration, ont créé un genre de village-monde. Au croisement de la “rue du jet d’eau” où se déroulent une grande partie des scènes, on parle des langues différentes, on s’arrose avec les moyens du bord pour se rafraîchir, on rappe, on rêve de « s’en sortir » du trafic et du « quartier ». Les portraits et les âges varient, mais chez tous on trouve simultanément la colère liée à la misère, une revendication d’indépendance et l’attachement au lieu.
La caméra du journaliste, ni angélique ni misérabiliste, ne montrera jamais frontalement la violence, tentant plutôt de la suggérer par interstices : c’est Kader qui revient très amoché après une courte disparition liée au trafic, c’est l’enfant qui rappe dont le regard parfois se perd. Et cette violence dont il est question devient moins celle du « quartier » que celle de l’extérieur, qui s’y répercute et s’y réfléchit plus durement qu’ailleurs. Le dernier plan, s’élargissant progressivement sur tout Marseille et sur la haute silhouette des tours de la Joliette, décentre le microcosme et par là-même la pensée. Et si le problème n’était pas tant dans l’îlot du « quartier », mais dans la manière dont la ville, et plus largement la société, se rapportent à lui et à ceux qui l’habitent ?
A voir en replay sur Arte jusqu’au 13 juin 2022.