Connaissance par les gouffres

Unica Zürn

Sans titre Vers 1965 Encre de Chine et aquarelle sur papier 50 x 65 cm Collection privée, Paris © Dominique Baliko

Les traits, délicatement dessinés à l’encre de Chine, s’emmêlent, s’annellent, se gonflent, s’écartent, se superposent, se noircissent, s’épaississent, s’agitent, s’effilent :  des griffes, des tentacules, des écailles, des ronces, des membres tordus, et dans tout ce minutieux imbroglio, propice à la paréidolie, on croit reconnaître des sexes, des fleurs, des ossements, et puis surtout des yeux, noirs et fixes. Les visages, multiples et évanescents, aux contours flous, flottent à la surface et happent l’attention un instant. La précision arachnéenne, la répétition des formes surprennent, inquiètent : on décèle une obsession.

Tout un bestiaire fantastique défile sous mes yeux à mesure que je découvre les œuvres, de différents formats – bouts de cahier, simple feuille de papier, carte postale ou toile plus grande – d’Unica Zürn. Reptiles ailés, insectes monstrueux, poisson mutant, raie aux couleurs pastel : les êtres extravagants se déclinent dans une vision hallucinée en de fines dentelures, et les dessins sont comme autant de cartes au trésor pour accéder à cet univers chimérique. Des traits rouges, un usage épisodique de la gouache et du crayon de couleur, viennent rehausser le tracé noir, complexifiant les liens entre motifs et fond, innervant d’hybridation la forme même. Une identité visuelle indéniable se dégage de cet ensemble d’œuvres très denses, d’une grande technicité, où, passé le trouble premier de la rencontre, une forme de malice affleure, notamment dans les textes autour et sur les dessins.

Unica Zürn, née en 1916 à Berlin-Grunewald, ne s’est assumée comme artiste et écrivain qu’à partir de 33 ans. Elle réalise alors des pièces radiophoniques, écrit des feuilletons dans un style expressionniste. Sa rencontre avec Hans Bellmer, exilé à Paris depuis 1938, lors de l’un de ses séjours en Allemagne, bouleverse son existence. Elle s’expatrie avec lui et change radicalement de vie. Il lui fait découvrir le dessin et l’anagramme, qu’elle tord dans un monde étrange et poétique où elle désire « désarticuler le corps et le langage, le corps du langage, d’en faire le lieu de l’extermination de la valeur et de la loi » d’après Jean-François Rabain, psychiatre psychanalyste. Elle relata son enfance solitaire dans “Sombre printemps”, qui traite de la relation d’une petite fille avec le monde des adultes, et écrivit “L’Homme-Jasmin”, achevé en 1967 mais qui ne fut publié qu’après sa mort, en 1971. Cet ouvrage tient lieu de réflexion autobiographique sur la folie, où elle parle d’elle à la troisième personne. Car voilà ce qu’il faut désormais préciser : subissant des crises hallucinatoires, délirant, Unia Zürn alterne à Paris entre séjours dans des hôpitaux psychiatriques et ses retrouvailles avec son compagnon. Son désir d’en finir avec le monde réel la poussera au geste définitif du suicide, par défenestration, qui contribuera à former sa légende. Sur les cimes du désespoir, le dernier envol, cruel.

L’exposition s’ouvre par deux portraits de l’artiste dessinés par son premier mari, Alexander Camaro : songeuse, le regard ailleurs, une douceur se dégage de ses traits qui n’indiquent rien de son tourment. Deux photographies de Man Ray apportent un contrepoint, au terme du parcours dans cette première salle : sur l’une d’elle, Unica Zürn se tient légèrement en avant, le visage anguleux tendu, une main accrochée au bras du fauteuil. Elle regarde quelque chose fixement qui nous échappe. Quelque chose achoppe, et je me targue de percevoir déjà sa fêlure dans ce regard.

Le parti-pris revendiqué de l’exposition est de présenter Unica Zürn comme artiste du XXe siècle, et ainsi de contribuer à lui faire accéder à une plus grande reconnaissance, à la suite de l’exposition qui avait déjà eu lieu en 2006 à la Halle Saint-Pierre. Il s’agit de montrer son travail de dessinatrice, de peintre et d’écrivaine, essentiellement réalisé entre 1950 et 1970, et de rassembler des œuvres dispersées à travers le monde. Objet de bien des fantasmes et de nombreuses projections imaginaires, l’artiste a pu en effet être dépossédée partiellement de son statut. Anne-Marie Dubois, commissaire de l’exposition, entend alors exposer Unica Zürn comme une « femme belle, libre, artiste, différente ».

Dans la mesure où l’exposition se tient au MAHHSA, à savoir le musée d’Art et d’Histoire de l’Hôpital Sainte-Anne, contexte qui induit déjà un certain nombre de questionnements, il est cependant difficile de faire abstraction de sa maladie mentale, et de s’interroger sur la place qu’elle a pu avoir dans son travail. Unica Zürn passa 18 mois à Sainte-Anne, alors qu’elle traversait un épisode pathologique délirant rendant sa vie et celle de son entourage très difficile. Elle y subit la « camisole chimique » des neuroleptiques, aux importants effets secondaires, à une époque où il ne s’agissait plus seulement d’enfermer physiquement les fous mais aussi de façon médicamenteuse. Après la tempête, elle entre dans une frénésie créatrice. Henri Michaux la visite, et lui permet de continuer à dessiner. Il lui apporte notamment un cahier, qu’il dédicace ainsi :

« Cahier de blanches étendues intouchées
Lac où les désespérés, mieux que les autres,
Peuvent nager en silence,
S’étendre à l’écart et revivre. »

Unica Zürn prit aussi part à des ateliers d’arts plastiques organisés au sein de l’hôpital. Dans l’après Seconde guerre mondiale, et jusque dans les années 80, avec le développement de l’art-thérapie, les productions des patients étaient considérées comme des documents d’ordre psychopathologique, susceptibles d’être une aide au diagnostic. Pourtant, ce serait faire preuve de réductionnisme que de considérer les œuvres d’Unica Zürn uniquement par le prisme médical, comme moyen d’étayer son état mental.

Proche des Surréalistes, rencontrés grâce à son mari, sa folie lui permettait peut-être de s’approcher du surréalisme tel que défini par André Breton – « l’automatisme pur (…) dictée de la pensée, en l’absence de tout contrôle exercé par la raison, en dehors de toute préoccupation esthétique » – ou encore de l’Art Brut. Jean Dubuffet, en opposition avec l’« asphyxiante culture » des beaux-arts officiels, désignait par cette expression « les productions de personnes dépourvues de culture artistique », en y incluant, d’ailleurs, « les prisonniers, les mystiques, les anarchistes, les révoltés, les fous ». L’artiste de l’Art Brut devait faire preuve d’un indispensable état de virginité de sa sensibilité, afin de garantir la fraîcheur créatrice, instinctive, de ses travaux. Dans les deux cas – surréalisme et Art Brut –, qui témoignent d’une égale fascination pour « l’art des fous », il s’agissait de revivifier un art académique, stérile, avec l’élan d’une pulsion vitale retrouvée.

Pourtant, les œuvres d’Unica Zürn, rapprochées parfois des dessins d’André Masson, si elles témoignent d’une singularité spontanée, ne sont pas exemptes de préoccupations esthétiques ni d’intentionnalité. L’artiste s’inscrit dans la lignée des Camille Claudel, Virginia Woolf, Antonin Artaud, Vincent Van Gogh, qui, revenant des gouffres, ont témoigné de leur altérité, d’une vision du monde qui échappe au commun, du fractionnement du moi, de la fiction de son unité. Prouvant la puissance tentaculaire de l’imagination, la reine des facultés, la folie, ce « dérèglement de tous les sens », confine au génie quand les artistes réussissent à traduire dans leurs phases d’accalmie leur voyance, que d’autres ont voulu par exemple atteindre par l’expérimentation des drogues. L’artiste, contrairement à l’aliéné, s’approprie alors consciemment l’expérience vitale et existentielle qu’il vit.

Et, réciproquement, les expérimentations artistiques peuvent donner le vertige : ainsi, Unica Zürn a révélé des figures cryptées dans ses dessins et a conféré d’autres sens aux mots. Elle a pu finir par douter de la réalité de tout. La lucidité devient délire, et le monde tremble. Les œuvres restent alors, invitation à ouvrir son imaginaire, traces d’autres univers possibles.

Prolongation de l’exposition Unica Zürn, jusqu’au 26 juillet 2020, Musée d’Art et d’Histoire de l’Hôpital Sainte-Anne (1 rue Cabanis 75014 Paris)