L’art du saut

K comme Kolonie - Kafka et la décolonisation de l'imaginaire

Relisant des ouvrages majeurs de Kafka comme « La Colonie pénitentiaire », les « Journaux », « L’Amérique», la philosophe Marie-José Mondzain livre dans « K comme Kolonie – Kafka et la décolonisation de l’imaginaire », aux éditions La Fabrique, un essai politique sous forme de balade, convoquant tout à la fois des exemples tirés de l’oeuvre kafkaïenne que le cinéma documentaire ou des auteurs comme James Baldwin, Edouard Glissant et Jacques Rancière.

Loin de l’étude précise des textes, la lecture de Kafka devient ici le fil conducteur d’une pensée plus globale sur la force décolonisatrice de l’œuvre littéraire et de la création artistique, non pas uniquement au sens de l’action politique stricto sensu mais surtout pour son effectivité sur l’imaginaire. Mondzain, partant de la « Colonie Pénitentiaire », décrypte en effet les rouages de normativité à l’œuvre pesant sur nos imaginaires. Comme dans l’ouvrage dystopique de Kafka, nous voici otages d’un système refusant par essence les dehors, les « pas de côté », annihilant la possibilité d’imagination définie comme la capacité à produire d’autres représentations. Revenant sur l’entreprise de la colonisation occidentale, la philosophe se fait ainsi archéologue des racines du système colonisateur, passant tout autant par l’envahissement des âmes – d’aucuns parleraient de soft power – que par la conquête des territoires par la force de l’armée. Avec cet argument toujours identique : élever, civiliser, rendre « plus humain », alors même que l’on déshumanise. Dès lors, face à cette identification de la colonie, qui se comprend comme métaphore de tout système impérialiste dont la violence se fait aujourd’hui plus insidieuse, Mondzain convoque avec Kafka l’art comme remède. Un art qui procure « la joie » d’imaginer d’autres mondes, et qui, par la production de textes ou d’images, donnerait des clés pour « le saut », « la fuite », la possibilité de l’utopie. Avec cette idée qu’il faut déjà que quelque chose existe dans l’imaginaire pour que celui-ci fasse son chemin vers la réalité. Il y aurait donc dans cette pensée de la décolonisation quelque chose de la défense absolue de l’interstice, de ce qui « joue » (comme lorsque l’on dit qu’il y a du « jeu » entre deux pièces d’une même machine, refusant l’emboîtement parfait) ; de ce qui échappe toujours au contrôle, même dans le système le plus verrouillé ; de ce qui vient faire mentir l’ordre qui voudrait toujours s’abattre de manière totalitaire.

On retiendra le commentaire brillant de l’œuvre des cinéastes expérimentaux Yervant Gianikian et Andrea Ricci Lucchi, dont la « caméra analytique » (dispositif consistant à refilmer des archives de pellicules) s’attaque aux représentations des corps sous l’empire colonial, et vient chercher tout ce qui lui échappe, dans des micro-gestes souvent imperceptibles à l’œil nu : regard en coin du serviteur qui défie celui du maître, corps courbé du travailleur qui tente de se relever… Mondzain défend ainsi une possibilité de décolonisation des visions du monde, ouvertes à la rencontre, ne risquant pas de se dissoudre en elle car disposant de cette « détermination inébranlable du regard » fondée dans la force de la subjectivité. Avec Kafka, Glissant ou encore Baldwin, elle nous fait penser une poétique et politique des relations fondée sur l’indétermination, la variation, le refus d’établir des systèmes mais envisageant plutôt la communication et l’échange à la manière des archipels : autonomes mais reliés, joyeux et terrifiés par l’autre, apprivoisant la différence tout en la conservant à son étrangeté. Par cette acceptation primordiale de l’étrangeté de l’autre (civilisationnelle, personnelle, essentielle…) peut naître dès lors une éthique et une politique de l’hospitalité, prenant le risque de la métamorphose chère à Kafka, cultivant l’art du saut tout autant vers soi que vers l’autre. Ou comme dirait James Baldwin : « se rencontrer soi-même, c’est rencontrer l’autre et c’est l’amour. Si je sais que mon âme tremble je sais que la tienne aussi : et si je respecte cela nous pouvons tous les deux vivre. »