De Marivaux, on connaît cette « machine » dont les rouages ont été inspectés avec (trop de) soin par Michel Deguy et maintes fois explorés par Planchon, Chéreau ou, plus récemment, Laffargue. Dans « Le Jeu de l’amour et du hasard », Marivaux a réussi à accomplir ce que Racine appelle de ses vœux dans la préface de « Bérénice », à savoir « faire quelque chose de rien ».
D’une idée farfelue qui traverse la tête d’un amant empressé mais prudent, à savoir échanger ses nippes avec celle de son valet Arlequin – et l’idée n’est pas nouvelle ! Aristophane lui-même, dans « Les Grenouilles », ne faisait-il pas subir le même travestissement à Xanthias, l’esclave de Dionysos ! – Marivaux tire une comédie haute en couleur. Résumons l’action de la pièce : Dorante doit rencontrer celle que son père lui promet, Silvia. Il obtient l’autorisation de se travestir et de prendre la place de son valet. Le père de Silvia, mis au courant de l’entourloupe amoureuse, s’amuse de voir que sa fille a eu la même idée que Dorante. Elle échangera ses habits avec Lisette. Tout est en place. La machine est lancée.
Et c’est là qu’intervient le talent de Benoît Lambert et de son scénographe Antoine Franchet qui nous convient à une véritable expérience. Orgon, le père de Silvia, et Mario, le frère de cette dernière, voient en cette aventure une admirable occasion de se divertir, mais aussi de mener une expérience in vivo. Le plateau, divisé en deux espaces distincts, devient un espace d’observation privilégié de l’espèce humaine. Côté cour, une brocante invraisemblable d’objets disparates constitue un laboratoire étonnant, métaphore scénique du labyrinthe sinueux de l’amour dans lequel se perdent et divaguent les personnages, évitant les tables et les renards empaillés à la gueule menaçante. Côté jardin, un parc arboré, lieu propice aux rencontres amoureuses et aux dialogues galants dont l’herbe faussement verte dessine sur le sol les contours d’une nouvelle île utopique. On a beaucoup écrit sur cette pièce. D’aucuns y ont vu le triomphe non de l’amour, mais de la « distinction » au sens où Pierre Bourdieu entendait ce terme dans l’essai du même nom : les valets, comme les maîtres, s’aiment parce qu’ils reconnaissent « l’habit de caractère » derrière le travestissement. Nous préférons y voir le triomphe de l’amour absolu, qui rend « unique » leur aventure. Ces quatre êtres, victimes à leur insu de leur propre stratagème, s’aiment dès le premier regard. Le reste n’est que théâtre.
Si la mise en scène de Benoît Lambert redonne toute sa place à la verve marivaudienne et nous permet de mieux saisir ce « rien » qui fait tout, il faut reconnaître que la distribution est un autre signe de son talent. Les quatre comédiens en contrat de professionnalisation (Rosalie Comby, Édith Mailaender, Malo Martin et Antoine Vincenot) déroulent à merveille leur partition. Aucune fausse note. Et que dire du jeu brillant d’Etienne Grebot endossant l’habit de Mario, dont le visage fardé n’est pas sans évoquer le Doctor Evil d’« Austin Powers » et qui seconde avec entrain les expérimentations d’un père (Robert Angebaud) aux airs méphistophéliques ! Benoît Lambert met au jour la mécanique presque perverse de ces deux êtres au rire sardonique qui observent en s’amusant des êtres pris dans la roue de l’amour. Il faut l’avouer : l’expérience nous a conquis.