Le sein, la grenade

Tiens ta garde

© Jean-Louis Fernandez

En s’armant librement de l’essai d’Elsa Dorlin, contre-histoire secrète et passionnante de l’autodéfense, le Collectif Marthe tord le cou à toutes les berceuses masculinistes qui opposent la rose à l’armure. Dans une salle d’armes inspirée par une illustre piste d’escrime parisienne, où les fantômes des grands hommes bavardent encore dans les gravures, les quatre comédiennes se servent comme l’essayiste « du muscle plutôt que de la loi » pour résister aux dispositifs de désarmement. Celui des femmes surtout, mais pas seulement. Après le succès public et critique du « Monde renversé » (sauvé par Olivier Neveux parmi les belles aventures engagées du théâtre contemporain), elles n’attendrissent pas leur dramaturgie bondissante et accueillante. Leur écriture de plateau (remodelée par Guillaume Cayet) fait de « Tiens ta garde » un très grand spectacle populaire et politique.

Tout commence par un stage pour grandes débutantes. Solange la suffragette, Marilou la Narbonnaise et Masque l’énigmatique rencontrent la coach Élo sur le tatami. La salle se lézarde. Elle devient le labyrinthe cauchemardesque des refoulés misogynes, la jungle urbaine des violences policières, et finalement une boîte noire où toutes les représentations sont percées à jour. Pendant ce temps la parole dérive. De nouveaux modes d’intelligibilité du monde et de nouveaux rapports à l’histoire apparaissent. Nous percevons des langues inconnues : celle du poème (vibrante lettre au père martialisée par Élo et ses combattantes expertes), celle du conte immoral et du corps rêvé.

Des rituels dansés aux aiguilles affûtées, tous les événements autodéfensifs révélés par Elsa Dorlin ont quelque chose de théâtral dans leur détournement espiègle des lois quotidiennes. Dans leur kermesse érudite et carnavalesque, où les barbiches de Cécile Kretschmar font apparaître des hommes déguisés en femmes, où les vagins sont dentés et pailletés, où les tétons télescopiques deviennent des bolas de combat, les Marthe s’engouffrent intelligemment dans cette politique très butlérienne du jeu. Si leur constellation d’anachronismes n’est jamais didactique, c’est parce qu’elle place toujours le spectateur dans une posture interprétative et une amoralité troublante (lorsqu’un certain Monsieur K. s’invite par exemple dans le grand cauchemar héroïque de la résistance…). Les images de l’oppression ne sont jamais reproduites mais combattues par l’artifice spectaculaire.

Le militantisme blagueur des Marthe se moque de ses rimes pauvres (« Tant qu’il restera des femmes en armes, il y aura des hommes en larmes », chantent-elles…). Leur féminisme n’est pas une aventure matérialiste qui dramatise comme Pénélope Bagieu des histoires émancipatrices. Il n’est pas non plus une expérience essentialiste mythifiant les « guerrillères » d’hier et de demain, mais une fourberie foudroyante dont la seule politique est le théâtre. Cet art sans défense qui s’acharne depuis les Grecs à « répliquer ».