Libre, éperdument

Liv Maria

Liv Maria. Deux prénoms. Le premier est une injonction à vivre tandis que le second résonne comme une prière. Liv Maria est le personnage principal du dernier roman de Julia Kerninon, qui dresse, avec un talent indéniable, le portrait d’une fille-femme qui n’est chaque fois ni tout à fait la même ni tout à fait une autre.

La jeune fille, née d’une mère bretonne et d’un père norvégien, grandit sur une petite île. Elle ne connaît que le microcosme de cette terre coupée du reste du monde par les eaux que son père, marin, sillonne quotidiennement tandis que sa mère tient le café-restaurant-épicerie de l’île. Liv Maria croît au milieu des livres et déambule dans les histoires contées par son père. « Son père était un lecteur, et sa mère était une héroïne. Son père aimait les histoires, et sa mère était un personnage. » À l’instar de la jeune Emma Bovary, qui nourrit sa rêverie et sa soif d’ailleurs en écoutant les histoires d’amants et d’amantes narrées par une vieille fille, Liv Maria vit au rythme des récits paternels. Elle vit comme elle lit. Les mots de Ted Hughes, de Rainer Maria Rilke et de toutes celles et tous ceux qui hantent sa bibliothèque lui permettent de « se recentrer, se rééquilibrer » – on reconnaît là un des thèmes favoris de Julia Kerninon (« Buvard », « Une activité respectable »). Son départ brutal de l’île la plonge dans une vie qu’elle n’avait jusque-là qu’imaginée. À Berlin, où elle est envoyée pour poursuivre ses études, la rencontre de Fergus, qui lui enseigne la langue anglaise, lui ouvre les terres jusque-là inconnues de la passion. La littérature et l’amour des mots, que partagent ces deux âmes perdues au cœur de la capitale allemande, les réunissent, « comme si tout entre eux dépendait de la langue qu’ils arpentaient ensemble ». Jusqu’à la séparation. Alors que les amarres cèdent les unes après les autres et que Liv Maria part à la dérive au milieu des tempêtes de ses amours chiliennes et de ses désirs de femme libre, elle jette l’ancre dans la crique de l’amour maternel. Lestée de cet amour nouveau et inconnu, elle semble avoir trouvé la paix…

Il y a, dans ce personnage féminin magnifique, une ressemblance troublante avec Médée, non pas la mère infanticide trop souvent représentée, mais celle qui vécut furieusement et passionnément dans une perpétuelle fuite, de la Colchide jusqu’à Athènes. Julia Kerninon nous rappelle, dans une langue finement ciselée et admirablement maîtrisée, que nos errances, nos secrets enfouis et le poids de notre passé ne sauraient entraver l’accomplissement de notre être. Nous ne portons pas les stigmates de ce que nous avons été. Nous sommes tout ce que nous n’avons pas encore vécu. Éblouissant.