© Christophe Raynaud de Lage

Pourquoi « Any attempt… » est-elle une oeuvre raz-de-marée, de celles qu’on garde dans son panthéon ? Pas tant parce qu’elle clôt une époque pour en ouvrir une autre — souvent la marque des grands spectacles de l’histoire. Pas tant parce qu’elle renouvelle le genre non plus : elle réunit même des motifs chorégraphiques (la référence à De Keersmaeker, assez évidente) et politiques (les mouvements de contestation internationaux) connus,  voire éculés… Pourquoi donc Jan Martens réussit brillamment là où beaucoup ont trébuché avant ? Hypothèse en trois points.

D’abord, l’oeuvre bénéficie d’une grande intelligence dialectique avec l’époque. Contrairement aux spectacles qui surimpriment le réel sans autre recul réflexif (si bien que les créateurs, à force d’être des boulimiques du zeitgeist, deviennent presque interchangeables, leur personnalité artistique s’évidant à vue d’oeil) et à celles qui s’en émancipent tellement qu’elles flottent dans un éther élitaire, « Any attempt… » est à la fois le miroir et le poing qui le brise, elle reflète et attaque l’époque en même temps. Pour le dire autrement, en regard de l’édition 2021 du festival d’Avignon, Jan Martens est habilement niché entre les oeuvres didactiques (Marin, Doumbia, Jatahy) où l’auteur disparaît derrière la leçon qu’il délivre, et les oeuvres plus hermétiques (Benoît) où l’amour de la forme excède parfois l’intérêt du propos. À ce titre, la pièce, ni morale, ni abstruse, est un uppercut politique.

Ensuite, il faut dire qu’« Any attempt… » est une oeuvre du rassemblement et de la convergence absolus. La différence est partout dans le spectacle : l’échelle d’âge et de parcours (les interprètes, entre 16 et 69 ans, viennent parfois de la performance, voire du mime), les textes piochés (entre autres chez Kae Tempest), l’idiolecte de chaque danseur… Or l’objectif de Martens est d’unifier finement les différences sans les invisibiliser : c’est bien le principe de la convergence des luttes, dans lequel le tout n’écrase pas la partie, mais l’illumine et la révèle. Au plateau, 17 identités à l’héritage chorégraphique distinct se fondent ainsi dans la même hargne collective : quelques motifs, lancinants, incoercibles, sont répétés jusqu’à épuisement — le groupe luttant lui-même pour s’unir sur le formidable « Concerto pour clavecin et orchestre » du polonais Henryk Górecki.

Enfin, parce qu’outre la chorégraphie saisissante, le spectacle regorge d’innovations visuelles — à l’instar la lumière d’orfèvre de Jan Fedinger, dont le mélange de lampes halogènes, à décharge et LED accompagne et affine constamment la dramaturgie générale. Parmi les plus beaux moments, la montée de lampes sur la marche circulaire de Steven Michel (excellent tout du long du spectacle) ou le jeu sur la monochromie de la LED rouge lorsque les comédiens enfilent leurs ultimes costumes : il prépare avec maestria l’hypnotique mouvement terminal du spectacle. 

En trois mots, « Any attempt », oeuvre la plus ambitieuse du chorégraphe flamand, est profondément juste, rassembleuse et généreuse, à la fois sur le plan politique et esthétique. Bref, difficile d’en sortir indemne : en donnant l’énergie de la convergence et celle de la lutte en même temps, elle s’approche au plus près du choc artistique. Que demander de plus beau ?