(c) Cie Soliloques

Pour bien comprendre l’enjeu du texte comme du spectacle imaginé par Elemawusi Agbedjidji, il faut être attentif dès le début et appréhender le prologue comme la clé d’une coutume dont nous ne pouvons pas être fiers. Je dis  « nous » car c’est à partir d’une bonne et louable attention de Jules Ferry de rendre l’école gratuite et obligatoire vers 1880 que nous, la puissance coloniale française, allons soutenir partout dans nos colonies, mais aussi sur notre territoire, la disparition des langues régionales et notamment les langues « vernaculaires » qui provoquera une multitude de brimades et sévices, tous plus dégoûtants les uns que les autres comme, par exemple, en Afrique francophone, l’attribution d’un « signal » à tous les enfants surpris à parler leur dialecte, alors que la bonne école du père Jules voulait rendre le français « obligatoire » et seule langue parlée et enseignée.

Cette histoire de l’unification par la langue française est déjà à l’œuvre au XVIIe siècle et il suffit de se souvenir du film “Saint-Cyr” de Patricia Mazuy avec Isabelle Huppert en Madame de Maintenon, patronnesse d’une école pour jeunes filles qui deviendra célèbre, pour noter que la volonté du pouvoir central – en l’occurrence, royal – voulait gommer les différences de ses sujets pour mieux les diriger et, comme le dit Elemawusi Agbedjidji, les faire obéir à leurs ordres. Il est aussi sage de prendre le temps d’écouter Yannick Jaulin qui rappelle dans ces spectacles, toujours instructifs, tout ce que nous avons perdu en faisant la chasse aux langues régionales.

Donc, le prologue dit de la salle avec un microphone par Amandine Gay plante le décor. Suit une entrée en matière qui reprend une légende liée à Ata Kokorabi qui veut créer le monde et qui nomme ses ministres. Un hasard si celui qui est à l’intérieur, en charge de l’ordre, est celui qui parle le plus mal le français… Et voici l’histoire de ce jeune Dzitri héritant du collier maudit qu’il jette dans un caniveau, loin de la honte qu’il procure à lui-même et sur sa famille. Un professeur buté, appliquant la règle sans discernement, comme il en a existé avec châtiments corporels et brimades sadiques quasi soutenues par les parents qui pensaient que seule la force de ces punitions allaient faire entrer dans la tête et le comportement de leurs enfants des règles d’asservissement et de soumission, et cela pas seulement dans les colonies.

La force du travail de Elemawusi Agbedjidji réside dans une narration très détaillée et très forte de cette histoire avec des envolées poétiques puissantes qui assènent des vérités d’actes qu’on a honte d’avoir commis, ou laissés commettre… La finesse de la direction d’acteurs permet à Astrid Bayiha de jouer le jeune Dzitri avec force et la blanchisseuse qui sermonne le professeur buté joué parfaitement par Marcel Mankita. Si Senyon Hodin se mélange sans cesse dans tous les temps appris en faisant des phrases qui provoquent l’hilarité, c’est la présence et la force – vocale, notamment – de Athaya Mokonzi qui nous laisse pétrifié dans notre siège dès qu’il parle ou qu’il chante, comme ce blues qu’il entonne avec le jeune Dzitri. La scénographie est astucieuse. Les lumières sont sans cesse justes, provoquant le climat qu’il faut pour signifier l’Afrique tantôt chaude et poisseuse, tantôt fraiche et illuminée.

Ce spectacle est à la fois accessible aux jeunes qui ne manqueront pas d’empathie pour cet enfant désobéissant mais aux adultes qui auront du mal à rester sereins devant toutes ses vérités bonnes à redire. Une mention spéciale au monologue du père, soldat parti vaillamment à la guerre pour la France et que dit avec une force sans égal l’auteur lui-même.