(c) Jean-Louis Fernandez

Pour sa troisième réincarnation chez Lavaudant, Lear ne se sent toujours pas très bien, des histoires de filiation et de famille un peu complexes, alors il lui faut un nouveau corps pour lâcher sa parole et ses humeurs, et celui de Jacques Weber est disponible : il a récemment quitté Hugo et Flaubert au théâtre Antoine, il y a donc un créneau, banco. Il lui faut un corps accablé par le syndrome de la Tourette, ce qui ne sera pas un problème, en dépit d’une marshmallite buccale aiguë. N’empêche : on entend la litanie d’insultes shakespeariennes. Le roi est de mauvais poil et ses trois filles en savent quelque chose, on ne peut pas dire qu’elles jubilent même s’il y a chez Cordelia un peu de morgue autosuffisante. Mais Lear que n’effraie pourtant pas la démesure a dû craindre son corps de Grand Cabotineur, il tremble un peu alors il se coltine le contrepoint indispensable. Et côté fou du roi, pour bouffonner ça bouffonne de tous les côtés, pouet pouet tralala me voici me voilà. C’est peut-être tant mieux, il faut une stratégie de détournement de l’attention et on ne peut guère l’attendre de la scénographie qui verse pour le moins dans l’élégance flemmarde de l’épure, malgré un orage pyrotechnique (Castellucci prends garde). Il y a bien Gloucester-Tom qui enduit de boue sa chair nue (rejoignant au Panthéon des scènes de maculation le Podalydès de Van Hove), et sa fameuse scène d’énucléation d’un réalisme confondant est digne d’Eschyle mâtiné de Tarantino, on y est ! Mais non. Pièce du grotesque, “Lear” est jugée de mauvais goût à l’époque si bien qu’en 1603 Elizabeth I préfère mourir plutôt que de la voir jouée. Lear s’incarne bien dans Weber, lui colle à la peau, mais sans advenir vraiment : il promettait une vivification du monde, il disait qu’il faut regarder avec les oreilles, et on aura beau essayer on sera encore un peu loin du bouleversement auditif. On erre dans les limbes d’un classicisme pur jus au lieu d’explorer les étoiles, ces étoiles tout là-haut qui gouvernent notre existence. Alors oui, il y a dramaturgie, il y a intelligence à l’œuvre et trois siècles d’exégèse shakespearienne derrière, mais où est la fièvre ? Electrisation scénique de la parole, démence d’une vieillesse au pouvoir se sachant faiblissante, voilà le grand enjeu psychopolitique du chef d’œuvre de Shakespeare. Dommage que la magie soit ici en panne de courant.