Dans une veine science-fictionnelle, « La Dernière nuit du monde » de Laurent Gaudé imagine la création d’une pilule qui permet de compresser l’équivalent d’une nuit de sommeil en 45 minutes. L’auteur s’inspire de la réflexion autour de l’étau symbolique que le monde moderne resserre autour du sommeil réparateur, développée dans « 24/7 : Le capitalisme à l’assaut du sommeil », écrit par l’universitaire et critique américain Jonathan Crary — une brillante étude de cas qui explore divers champs de la pensée (motifs psychanalytiques, essor et mutation du capitalisme, modèle panoptique de la prison) en regard de la précieuse rêverie de liberté que la nuit autorise depuis des millénaires.
Le protagoniste de « La Dernière nuit du monde », quant à lui, croise le domaine politique (il est l’un des artisans de la pilule, un petit chef qui chuchote à l’oreille des CEO) et le champ de l’intime, à travers l’opposition discrète de sa femme, Lou — personnage presque irréel dont les critiques en regard du programme existentiel que prévoit la disparition du sommeil permettent au texte de voguer dans des contrées plus littéraires et émouvantes. Malheureusement, si la savante confusion opérée entre le public et le privé est très juste, le texte n’échappe pas à un certain didactisme : Gaudé, qui n’est pas un expert en dystopie, souffle en filigrane que certes, compresser le sommeil, c’est pratique, rentable… Mais qu’au fond, la poésie s’enfuit avec la nuit : or sans poésie, les yeux s’assèchent, les CEO s’abêtissent ; bref, les gens tombent malades. Autrement dit, tuer la nuit, c’est mal. Qui n’a pas pris sa pilule de moraline ?
Si le propos est plutôt faible, la narration en revanche, bien qu’elle s’étire par nature (il faut aimer Gaudé, voilà tout), est maline et particulièrement complexe. Il est d’autant plus difficile de placer « La Dernière nuit du monde » au plateau donc : Fabrice Murgia, à la mise en scène et au jeu, a choisi de dissocier les espaces et les médiums, afin d’insister sur la fragmentation entre les êtres préparée par la disparition du sommeil. Chaque membre du couple erre sur un plateau délimité, personne ne se regarde : d’ailleurs, Lou apparaît surtout via un écran vidéo qui s’interpose déjà entre le couple condamné par le futur. L’écran entre les deux plateaux sur lequel les journaux télévisés se mêlent au doux visage de la femme résume bien le conflit entre le politique et l’intime — une démarcation que le personnage principal peine de plus en plus à conserver.
À vrai dire, l’esthétique renforce le problème moral du texte : la vidéo enchaîne les cuts et les zooms, tandis que lumière rouge qui se dégage de l’écran inquiète aussi peu que les tubes blancs froids autour des deux plateaux arrivent à rythmer les divers chapitres de la narration. Mais surtout, la mise en scène de Murgia rencontre un problème récurrent du procédé d’adaptation : elle redouble le propos du texte, elle illustre. Autrement dit, le texte parle de la difficulté d’exister ensemble dans un monde fragmenté : la dramaturgie est la même, elle repose simplement sur des espaces et des personnages fragmentés. Or cette redite (qui ne permet pas de dire grand-chose sur le texte) devient encore plus problématique quand il s’agit d’évoquer une certaine déliquescence : pour montrer que le monde dans lequel les personnages vivent est à l’agonie, le spectacle, qui veut rester au plus près du propos du texte, tombe malade malgré lui. En fait, « La Dernière nuit du monde » se tire une balle dans le pied par excès d’illustration, il continue de fragmenter ce qu’il aurait peut-être dû décentrer, voire rassembler. Finalement, lui aussi a avalé la pilule de fragmentation qu’il s’échinait pourtant à critiquer.