© Louise Sari

La pièce commence par un meurtre, des villageois découvrent le corps d’une femme en faisant effraction chez elle. Son époux en serait l’auteur. Ils sont connus dans le village, le fou et l’infirme qui vivent reclus. Autrefois à l’aise, ils sont tombés dans la pauvreté. L’époux a vendu toute la maison à l’insu de sa femme, qui croit encore leur demeure, au-delà de sa chambre, fastueusement meublée. Les trois heures qui suivent, on découvre leur vie de mensonge, de déclassement, l’œuvre-d’une-vie continuellement avortée.

Le génie qui n’accouche jamais de son œuvre a-t-il du talent ? Tout les quittent, tout ce qui met une vie à l’abri, l’esprit, la tendresse. Il y a tant de dénuement, de lâcheté et de solitude dans cette vieillesse-là, que l’idée de vie commune n’a plus aucun sens. Haine et amour ne forment plus qu’une seule substance sur quoi plus rien ne pousse. On s’attache à eux. On leur trouve de nombreux défauts, et des qualités. Les venues de l’infirmière à domicile, ajout au texte de Bernhard, permettent des respirations indispensables. Témoin extérieur qui arrime le couple au réel et larde la pièce d’interrogations actuelles sur l’exploitation des métiers du soin et le mépris d’une vieillesse oubliée, tue, alors qu’elle a encore tant à dire. La pièce s’allonge, s’éternise, et ce temps de trop irrite. On a compris, ils sont fous, violents, ils vieillissent et s’aigrissent. Ils ne feront plus rien de bon pour les autres ou pour eux-mêmes. Ce n’est plus tant cette histoire de meurtre, que la démence et l’inutilité qui les condamnent. Mais la pièce continue, insiste, alors on y vient. On interroge sa propre irritation. Pourquoi c’est si dur à supporter les dégâts de la vieillesse ? Pourquoi est-il si dur de pardonner à quelqu’un qui ne pourra plus jamais apprendre, ou nous protéger ? La vulnérabilité exaspère. D’autant qu’ici ceux qui sont vulnérables sont aussi cruels. Les faibles ne sont pas gentils. C’est très vite bien autre chose que la seule demeure de “La Plâtrière” qui est “dépecée” sous nos yeux. C’est tout ce coin de pays sinistre qui occupe la scène, ces vies sordides et isolées qui payent le prix fort, cumulent les vulnérabilités (économique, sociale, environnementale) et les aigreurs.

L’œil parcourt tout de la scène, il voit à travers les fondations de la maison, les couloirs, la chambre, le jardin et le bureau, surmonté d’un mirador qui émerge entre les pins chétifs. Il y a des vidéos partout. Tout est communiquant. Tout vole, murs et flocons. Des oiseaux traversent constamment la scène fermée par une volière sur laquelle les souvenirs d’une forêt dense passent par instant comme sur la membrane d’une rétine où les souvenirs renonceraient à se fixer. Présents tout du long, ces oiseaux pointent vers le dernier livre de Vinciane Despret, que cite souvent Chavrier, et vendu dans la librairie des ateliers. La philosophe construit avec eux une approche féministe du territoire. Contrairement aux mammifères qui silencieusement “marquent” leur territoire, eux en fabriquent, du territoire. Il est traversant, “communiquant”, comme le théâtre de Séverine Chavrier. La femelle fait alliance. Le chant est une négociation, une séduction réciproque aux frontières. Les rencontres sont des liens qui soudent le devenir-territoire. Séverine nous interroge sur l’envie de se nourrir, s’accoupler, faire son nid, faire du bruit et parader ; séduire l’autre toujours, jusqu’à la fin. A la fin de la pièce, un instant, on entrevoit l’harmonie possible d’un couple vieillissant et leur aide. L’infirme se tient debout, le mari parle enfin sensément, l’infirmière s’attarde volontiers, comme si ces trois heures ne s’étaient pas passées. Ils se plaisent et s’entendent : les mots des uns et des autres importent. Ils ne font plus de bruit. Peut-être qu’on peut dire qu’ils chantent, qu’ils vivent en oiseaux, un instant.