© Agnes Mellon

Chaque soir, Gurshad Shaheman est présent sur scène. Il écoute les témoignages qui lui sont adressés. Trois femmes de sa famille nées en Iran au début des années 1960 racontent la révolution, la guerre, l’exil. Il recueille la parole. Et cette toute petite phrase, là, il recueille la parole, c’est important. L’histoire du théâtre montre que peu à peu l’artificier se rabat sur le conteur. Mais ce pli n’annule rien. Le théâtre est verbe. Il ne pourrait rester que ça. Avec “Les Forteresses”, Shaheman puise dans un théâtre très ancien, religieux, naïf et populaire, et réexpose ce qui ne s’y est jamais éteint.

Loin des pièces spectaculaires qui impressionnent avec quantité d’effets, et où les répliques parfois peinent à porter ou dire pleinement quelque chose. La pièce ne tient presque que sur la parole. La limpidité du récit, les épreuves successives, la profondeur de souffle des trois conteuses réunies sur scène, suffisent. Les récits passent de la tragédie, à l’ironie ou au grotesque, sans rupture. Entre chaque acte passent des musiques azéries surtitrées, pendant lesquelles le metteur en scène et les siens, chantent, dansent, entre des spectateurs qu’on a allongés sur des méridiennes recouvertes de tapis persans, et à qui on verse le thé. Être reçu avant de recevoir. On ne peut écarter une pensée aux “Mille et Une Nuits”. Le récit qui les contient tous, toutes les langues possibles et la possibilité même de la parole. Démonstration ultime du pouvoir du langage, qui triomphe de la mort par voisinage. Cohabiter avec ce qui veut sa perte, et l’envoûter même. Plus d’une femme connaît cette leçon.

“Les Forteresses” met en jeu une parole “réchappée”, qui – en – revient. Elle pose la question toute aussi lacanienne de l’interprétation, à la fois thérapeutique de la parole et commémoration. Le langage ne préserve son pouvoir de transformation que dans la mesure où le dire vrai s’associe à une énonciation de ce qui est hors parole. Dire et répéter ce qu’on a perdu, modifie ce qui reste à dire et à perdre. On pense donc aussi au théâtre païen, ritualisation de la langue et forme liturgique du langage. Idée d’autant plus persistante que la pièce semble ramener au genre antique du Ta’zieh, un théâtre religieux iranien. Moment de deuil collectif, il est aussi un divertissement de rue qui emmêle tragédie et burlesque. Dans ce théâtre, la récitation et le chant l’emportent sur la sophistication de l’intrigue ou de la mise en scène. Il peut se tenir dans un marché, un café, un restaurant. Les acteurs sont des amateurs, souvent issus de la même famille et ne cherchent aucune vraisemblance. Ils accompagnent la récitation, peuvent rester statique, tenir un accessoire, un attribut pour aider à la reconnaissance du protagoniste. Les artifices du théâtre n’y sont qu’un support symbolique de la parole. Ce qui importe c’est de faire entendre l’histoire, la répéter, la faire perdurer, non pas de bien la jouer, mais de la rejouer. Dans le Ta’zieh, le metteur en scène est présent lors de la représentation, le public peut participer, passer les accessoires, l’acteur peut revêtir son costume sur scène, s’interrompre pour se désaltérer. C’est une “répétition” théâtrale. De la même manière, la mère et les tantes de Gurshad Shaheman occupent la scène sans jamais jouer leur rôle. On porte avec elles le deuil de beaucoup de choses et on pense avec un pincement à tous les récits qui manquent. Mais cela fait du bien, ce théâtre comme une réinscription symbolique et rituelle du langage, qui fait sens et qui fait sans le jeu d’acteurs et la virtuosité du décor. Un théâtre revenu au verbe et, parce que ce verbe subsiste miraculeusement, augmente en même temps la dicibilité du monde.