(c) Julia Abrams

La nouvelle création de la compagnie Punchdrunk convoque une pléiade de héros grecs mythologiques dans une ambiance sépulcrale et fragmentée. Somptueux par ses effets visuels et sonores, puissamment immersif, le spectacle déambulatoire reste un peu pauvre dramaturgiquement.

Lorsqu’on a vécu le « Sleep No More » new-yorkais, il est difficile de ressentir avec la même intensité une expérience somme toute très similaire : trois heures de parcours libre dans des décors de cinéma, autour d’une narration cette fois-ci basée non pas sur Shakespeare mais sur un assemblage de textes d’Eschyle et d’Euripide. On retrouve le même rituel introductif, avec une entrée dans un café-cabaret vintage, la confiscation du téléphone portable, la remise d’une carte à jouer qui servira de sésame ainsi que du masque blanc culte (que l’on ne pourra malheureusement pas conserver) et l’instruction primordiale : un vœu de silence. 400 à 600 personnes errent chaque soir dans les quelque 10 000 mètres carrés des anciens entrepôts de la zone portuaire de Woolwich, dans l’est londonien et, malgré l’immensité des lieux, il est difficile d’être seul plus de dix secondes, les grappes de spectateurs se bousculant parfois d’une salle à l’autre. Toujours est-il qu’on retrouve une même luxuriance des décors, des lumières, des effets, aménagés dans un parcours labyrinthique qui donne le vertige, mêlant les ambiances antiques et modernes (un café parisien, un hôtel vintage, un restaurant japonais).

L’histoire est encore plus fractionnée et abstraite que celle de « Sleep No More », constituant une fusion poético-chorégraphique des grandes figures de la mythologie grecque – avec en son cœur le sacrifice d’Iphigénie – mais, curieusement, peu de mentions des dieux et déesses, comme si le fatum était plutôt entre les mains des faiseurs de cette simulation. Reconnaissons que l’univers plastique conçu par Felix Barrett, Livi Vaughan and Beatrice Minns est exceptionnel : l’organicité de l’environnement, grâce une variété de matières (métal, bois, papier, pierre, tissu, et même sable), renforce d’autant plus l’immersion que l’on est invité à les fouler, à les toucher, à s’y asseoir. Si l’on en prend plein les sens, l’ambiance tamisée, pour ne pas dire franchement pénombrée, de la quasi totalité des salles, empêche, partiellement à dessein, de distinguer tous les détails, de lire la quantité impressionnante de documents essaimés ici et là afin de s’en servir pour retisser le fil rouge narratif du spectacle. Et au final, bien qu’il n’y ait quasiment pas de dialogues dans les séquences jouées en boucle par la cinquantaine de comédiens, « Burnt City » est presque autant une expérience auditive, tant la qualité du travail sonore – intra ou extradiégétique – est spectaculaire.

Comme son grand-frère « Sleep No More », « Burnt City » pose plein de questions implicites sur le théâtre immersif, sur le sens de cet espace-temps singulier dans lequel on circule sans véritable but, et n’en résout aucune. Il génère une FOMO permanente, ainsi qu’une légère frustration due à l’absence de signalisation claire sur les passages accessibles et ceux qui ne le sont pas, de sorte qu’on se retrouve souvent empêché par le geste – anti-immersif – d’un « gardien » silencieux portant un masque noir. « Burnt City » fait définitivement partie de ces expériences “What you get is what you give”, et c’est à chacun de remplir les silences et les zones d’ombre avec ses propres projections mentales, amplifiées par l’abondant usage des symboles archétypaux : sang, sexe et mort. L’opportunité – aléatoire – de vivre des séquences en one to one avec l’un.e des performeur.euses modifiera également sensiblement son vécu de l’expérience. Reste que le projet, malgré l’amplitude de ses moyens de production, manque de charge spirituelle et de véritable appel au bouleversement intérieur. C’est une formule connue et ressassée, efficace, mais qui ne rassasie pas tout à fait.