© Aki Tanaka

Premier spectacle du metteur en scène japonais Tomohiro Maekawa présenté à l’international, « À la marge », dont le propos s’écoule dans l’histoire avec une précision chirurgicale, est d’une intelligence dramaturgique prodigieuse.

À bien des égards, « À la marge » rappelle « Arrival » de Denis Villeneuve (d’ailleurs les grondements qui ombragent la surface vitrée du lointain sont carrément un hommage aux heptapodes) : dans l’un comme l’autre, l’altération de l’écoulement du temps est au centre du drame, et elle est divulguée au spectateur avec une maline parcimonie. Mieux encore, les deux protagonistes d’ « À la marge », qui rejouent leur enfoncement dans la paranoïa, performent l’avènement de cette altération, de sorte que la révélation du spectateur coïncide avec l’anamnèse des personnages ; c’est brillant. Du coup, Tomohiro Maekawa instrumentalise l’aspect symboliste du début de spectacle : loin d’être une coquetterie esthétique, la scène d’exposition où chacun est une sorte de fantôme à soi-même correspond au régime de réalité du temps : différent (l’altération à déjà eu lieu) mais en veille (les personnages ne l’ont pas encore performée). Outre qu’il confère aux protagonistes le rôle de conteurs d’histoire malgré eux, ce choix radical permet également de souligner la piste paranoïaque : les autres personnages, même quand ils leurs échappent, sont déformés par la psyché desdits protagonistes.

Quoi qu’il en soit, ces deux-là ont perdu la raison et plus ils en font récit, plus ils la perdent de nouveau : les fantômes autour deux s’animent, ils s’épaississent en même temps que l’histoire… Et bientôt l’une reçoit un inquiétant colis vide d’où se diffuse un sombre néant : il se répand, contamine son esprit et le récit. Étrange virus qui rappelle bien sûr la pandémie, d’autant qu’il injecte la maladie du doute : qui est-il, celui qui émerge du néant et prétend être son fils ? Qui sont ces pantins autour, qui d’un coup semblent bien menaçants à comploter contre eux deux ? Qu’il s’agisse de la mère par erreur ou du mari possessif (qui est livreur de colis, tiens donc), l’un comme l’autre commencent à remettre en question la réalité qui les entoure : les institutions politiques (les papiers du fils ne suffisent pas à prouver son existence) et économiques (mieux vaudrait distribuer n’importe comment les colis) — et puis autrui tout court : ceux qui sont les pantins de l’histoire deviennent les pantins du système, le méta s’intrique avec l’intra. Des uns comme des autres, il faut se départir : alors les deux personnages s’enfuient pour de bon, échappant à l’histoire dont ils sont pourtant les chantres. Rien n’est gratuit, le spectacle est d’une si grande complexité que la poésie est un accident dans l’implacable machine dramatique : dans « À la marge », aucune place pour le hasard esthétique, c’en est d’autant plus beau.

Cela dit l’intelligence de Maekawa, d’une rigueur magistrale, se retourne un peu contre lui : l’ensemble est parfois illustratif (nombre d’événements évoqués par les personnages sont ensuite simplement illustrés), bavard et long (le temps que la folie se déploie). Ces trois sentiments sont un retour de bâton de la dramaturgie : il faut quelques compromis sensibles pour conserver la cohérence. Ils révèlent néanmoins un problème inhérent au spectacle : la théâtralité ne bouge pas d’un cil du début à la fin, c’est seulement le spectateur qui en gagne l’accès. Sauf que cette compréhension ne charrie pas l’intérêt dramatique d’« Arrival » : la révélation est une anamnèse pour les personnages, mais un simple constat de cohérence pour le public. Si c’est peut-être le prix de la radicalité, on regrettera enfin, en bloc cette fois, l’exécrable épilogue, sorte d’autocensure artistique qui adoucit inutilement le nihilisme si bien diffusé dans le spectacle. Seul point réellement problématique, au fond : le reste est surtout un effet secondaire de l’intelligence.